par Jean-Pierre Chevènement, article paru dans Perspectives républicaines, n°2, juin 2006


La démocratie en France est en crise. Mais nos institutions le sont aussi. L’Etat ne peut retrouver crédit et autorité que s’il est légitime. Cela exige, au rebours de toutes les dérives actuelles, de revenir au fondement même de la démocratie, c’est-à-dire de refaire de la souveraineté populaire le fondement exclusif de toute légitimité, conformément d’ailleurs à nos principes constitutionnels fondamentaux.

I – Sur fond de dérives déjà anciennes, une crise devenue patente des institutions.

Depuis une vingtaine d’années les principes fondamentaux de nos institutions sont battus en brèche :

1. C’est ouvertement que le principe de la souveraineté des citoyens comme fondement de la démocratie est remis en cause.

La mode s’est répandue d’une « souveraineté plurielle », « complexe », « multiculturelle », qui devrait faire une place à la société civile, au juge, etc. Nul ne peut la définir clairement, mais elle a, à l’évidence, pour fonction de dissoudre la souveraineté populaire, communauté de citoyens égaux, dans un conglomérat sans aucune légitimité démocratique.

Il en va de même de cette vaine recherche d’une citoyenneté européenne fondée sur un « patriotisme constitutionnel » désincarné, évoqué par Habermas. La citoyenneté ne s’improvise pas, en l’absence d’une langue commune et d’un espace public commun aux vingt-cinq ou trente nations qui constituent ou constitueront demain l’Union européenne. Cette citoyenneté européenne ne peut, à notre horizon, qu’être virtuelle. Plutôt que de « porter la politique à la hauteur des marchés », selon l’effort pathétique proposé par Habermas, elle est l’alibi d’un nouveau dessaisissement du citoyen au profit de la toute-puissance de ces marchés. C’est ce que les Français, dans un vote massif, acquis à 55 % des voix, ont voulu signifier en rejetant le projet de Constitution européenne le 29 mai 2005. De ce coup d’arrêt, ceux qui nous dirigent refusent de tirer les conséquences.

2. De même la loi démocratiquement élaborée devient de moins en moins le fondement de notre ordre juridique.

- Les tenants du « Droit sans l’Etat », c’est-à-dire les libéraux, qui expriment bien le point de vue du MEDEF, tiennent la loi en suspicion et préfèrent le contrat, les codes de conduite élaborés par les entreprises elles-mêmes, la jurisprudence, le droit secrété par la « société civile » et les lawyers, puisque, décidément, cette mode aussi nous vient des Etats-Unis. Mais qui ne voit qu’il s’agit, là encore, de congédier le citoyen et de laisser le champ libre à tous les corporatismes et à la loi du marché ? « Entre le fort et le faible, entre le pauvre et le riche, c’est la loi qui libère et la liberté qui opprime », nous rappelait Lamennais.
- De même l’absence de tout contrôle démocratique sur le « droit européen dérivé » et la prolifération d’instances administratives indépendantes marginalisent-elles le Parlement, éloignant le citoyen de la décision politique. Elles contribuent à mettre en crise l’idée de la démocratie fondée sur la souveraineté populaire, telle qu’elle s’était développée depuis deux siècles.

3. La crise des institutions de la Ve République est enfin devenue patente avec le quinquennat présidentiel et surtout l’incapacité de la majorité sortie des urnes en mai-juin 2002 de remettre en cause les orientations fondamentales de la politique maastrichtienne, alors que le retournement de cycle économique en rendait les effets encore plus insupportables. Jacques Chirac, élu à 82 % le 5 mai 2002, a fait la politique que souhaitait son électorat du premier tour (moins de 20 %).

Depuis le référendum du 29 mai 2005 et le rejet de la Constitution européenne, le Pouvoir délégitimé par la volonté du Président de passer outre au désaveu populaire, paraît comme tétanisé : aucun projet de réforme du gouvernement économique de la zone euro n’a ainsi vu le jour, malgré l’intention affichée par Dominique de Villepin dans les colonnes du Monde au lendemain du vote. La majorité présidentielle a perdu le contact avec le pays. Elle s’empêtre dans des rivalités et des manipulations qui discréditent la démocratie, au-delà d’elle-même.

Comment a-t-on pu en arriver là ?

La réforme des institutions de la Ve République, voire l’avènement d’une VIe République, constituent-ils le « sésame ouvre-toi » de l’actuelle crise de la démocratie ? Chacun pressent que cette crise, au-delà d’une pratique opportuniste des institutions, est beaucoup plus profonde : les élites aristocratiques ou bourgeoises n’ont jamais aimé la démocratie. Les nouvelles « élites mondialisées » (1) manifestent une véritable réaction de rejet vis-à-vis du peuple et de la démocratie, confondues dans la même stigmatisation du « populisme ».

Le « bougisme » constitutionnel qui s’est accéléré depuis 1992 (nous en sommes à la dix-septième révision depuis 1958) n’a été qu’un alibi. Il a affaibli gravement l’autorité de notre loi suprême pour des résultats incertains voire contestables : ainsi l’introduction d’un « principe de précaution » indéfini, ou plus gravement encore la subordination en 2005 de la Constitution française à une « Constitution européenne » que le peuple allait rejeter quelques semaines plus tard, subordination qui demeure inscrite dans les textes. La surdité de ceux qui nous dirigent vis-à-vis des aspirations populaires est à la racine de la crise actuelle. Est-ce à dire qu’il ne faut plus toucher aux institutions, faire avec celles qui existent et se borner à en réformer la pratique dans un sens plus démocratique ? Tel n’est pas mon propos. En effet, le passage en 2000 au « quinquennat sec », c’est-à-dire sans l’accompagnement des réformes qui eussent permis la revalorisation du rôle du Parlement, a fait franchir un seuil qualitatif dans le dérèglement des institutions de la Ve République.


II – Historiquement, des institutions à géométrie variable.

Les institutions de la Ve République auront bientôt cinquante ans.

1. Leur conception, au départ, visait à un parlementarisme rationalisé sous l’égide d’un Président-arbitre. Le gouvernement de Michel Debré (1959-1962) correspond dans une première phase (1959-1962) à cette philosophie, même si la guerre d’Algérie et le lien d’exceptionnelle fidélité du Premier ministre à l’égard du général de Gaulle déséquilibraient déjà leur relation au profit du chef de l’Etat.

2. La nomination de Georges Pompidou alors directeur de cabinet du Général comme Premier ministre, en mai 1962, et surtout l’élection au suffrage universel du Président de la République (septembre 1962) ont donné un tour franchement présidentialiste aux institutions de la Ve République. : c’est à l’Elysée que se prennent les grandes décisions. De Gaulle se sépare de Pompidou au lendemain des élections - triomphales pour celui-ci et pour l’UNR – de juin 1968 et choisit Couve de Murville comme Premier ministre. L’écart se creuse alors entre un Président qui se retranche dans les institutions et un pays où la contestation de droite relaie la contestation de gauche après le mouvement de mai 1968, pour en finir avec le général de Gaulle. Le référendum du 29 avril 1969 entraîne la démission de celui-ci. Cette démission illustre une conception critiquable mais exigeante des institutions, subordonnant la légitimité d’un Président concentrant en lui les principaux pouvoirs au maintien de la confiance du Peuple. Cette conception exigeante s’effacera peu à peu et irrémédiablement quand s’ouvrira, avec les cohabitations, l’ère des Présidents diminués. Mais il faudra attendre pour cela que la droite et la gauche fassent jeu égal dans le pays. La droite accusera la gauche de trahir l’esprit initial des institutions de la Ve République : il est vrai que François Mitterrand avait de celles-ci une conception essentiellement pragmatique. Mais la droite à son tour s’accommodera de la cohabitation et entérinera le raccourcissement à cinq ans du mandat présidentiel. Jacques Chirac après François Mitterrand, aura dénoué le lien entre légitimité et souveraineté populaire.

Après la mort politique du général de Gaulle, l’élection de Georges Pompidou en 1969 perpétue encore la « logique présidentialiste » : bien que bénéficiant d’un vote de confiance très confortable à l’Assemblée Nationale en 1972, le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, est remplacé dans la foulée par Pierre Messmer. La donne change quand, en 1976, le Premier ministre Jacques Chirac démissionne et crée le RPR. La droite se divise mais, grâce aux ressources du « parlementarisme rationalisé », (article 49-3 notamment), Raymond Barre qui a succédé à Jacques Chirac parvient quand même à gouverner. La logique « présidentielle » est encore la plus forte.

L’arrivée de François Mitterrand à l’Elysée conforte dans un premier temps la lecture présidentialiste des institutions : Pierre Mauroy est adoubé comme Premier ministre en mai 1981. Il donne sa démission après « l’affaire scolaire » et le retrait du projet de loi Savary en juillet 1984. C’est alors que François Mitterrand donne à la France le plus jeune Premier ministre qu’elle ait jamais eu, depuis Villèle : Laurent Fabius. La prépotence présidentielle paraît définitivement établie. C’est l’ensemble des décisions et pas seulement les grandes orientations – on le voit par exemple en matière de politique industrielle – qui remonte à l’Elysée. Pourtant une nouvelle lecture de la Constitution va s’imposer. L’élection d’une majorité de droite à l’Assemblée Nationale en mars 1986 ouvre la voie, pour la première fois, à la cohabitation d’un Président et d’un gouvernement procédant l’un de la gauche, l’autre de la droite. Cette configuration inédite, celle d’une cohabitation évidemment contraire à la conception qu’avait affirmée le général de Gaulle, avait déjà été envisagée par Valéry Giscard d’Estaing dans son discours de Verdun-sur-le-Doubs, avant les élections de mars 1978 pour le cas où celles-ci eussent donné la majorité à la gauche. Cette hypothèse – on le sait – ne se produisit pas. De 1986 à 1988 la cohabitation conduit donc au retour d’une lecture parlementaire de la Constitution. Déjà François Mitterrand en changeant le mode de scrutin en 1985 et en substituant la proportionnelle au scrutin majoritaire avait anticipé cette lecture, au moins à titre provisoire. Les institutions deviennent « à géométrie variable », démontrant leur plasticité mais perdant en rigueur démocratique ce qu’elles gagnent en souplesse. Encore le Président de la République fait-il prévaloir une conception de « domaine réservé » qui n’existe pas expressément dans la Constitution et n’hésite-t-il pas à déstabiliser « son gouvernement », celui de Jacques Chirac (recours aux ordonnances notamment). Son but est clairement de récupérer pour lui-même la légitimité populaire : Réélu en 1988, François Mitterrand est cependant tenté de dissocier majorité présidentielle et majorité parlementaire. Mais le scrutin majoritaire rétabli en 1987 remet le parti socialiste au cœur de la nouvelle majorité. L’ouverture à quelques personnalités du centre et la nomination de Michel Rocard comme Premier ministre ne permettent cependant pas une autonomisation du gouvernement par rapport à un parti socialiste quasi majoritaire. Celui-ci, bien au contraire, en écartant Laurent Fabius du poste de Premier Secrétaire, affirme d’emblée son autonomie par rapport au Président de la République. Le Congrès de Rennes (mars 1990) confirmera ce divorce.

De cette situation équivoque résulte un certain immobilisme à moins que ce fût l’inverse. On peut très pertinemment soutenir que la politique du « ni-ni » affirmée dans « la lettre aux Français » par François Mitterrand avant l’élection présidentielle de 1988 et concrétisée par le choix de Michel Rocard comme Premier ministre à son lendemain, a entraîné la fêlure entre le Président et le parti socialiste. Il peut y avoir ainsi plusieurs formes de cohabitation, y compris à travers une majorité présidentielle en fin de mandat : après François Mitterrand, Jacques Chirac le vérifiera à son tour. Dans les difficultés liées au retournement de la conjoncture économique, à la maladie de François Mitterrand et aux affres de la fin de mandat, c’est à nouveau la conception présidentialiste qui prévaut mais dans une ambiance crépusculaire.

L’élection de Jacques Chirac, en mai 1995, semble rétablir dans les faits la primauté présidentielle mais l’échec, deux ans plus tard, de la dissolution anticipée conduit à l’instauration d’un régime parlementaire de fait, de 1997 à 2002. Les institutions de la Ve République montrent à nouveau une très grande plasticité mais la cohabitation favorise l’immobilisme. Constat partagé, semble-t-il, par les deux principaux intéressés : Jacques Chirac et Lionel Jospin. L’instauration du quinquennat et surtout, à mon sens, la fixation des élections législatives au lendemain des élections présidentielles vont introduire un changement qualitatif majeur dans ces institutions. Je suis de ceux qui pensent que ce changement n’est pas allé à son terme logique : en faisant coïncider les deux échéances, il a exaspéré les rivalités personnelles, à droite comme à gauche, en l’absence de tout débat de fond, ce dont les institutions, il faut en convenir, ne peuvent pas être tenues pour seules responsables. Le système médiatique qui présélectionne les candidats sur la base de sondages aléatoires et un bipartisme largement artificiel contribuent aussi largement à vider de son contenu le débat démocratique.


III – Le nécessaire rééquilibrage de nos institutions.

La réforme du quinquennat couplée avec l’inversion des élections présidentielles et législatives s’est arrêtée à mi-chemin. Elle a renforcé la prépotence présidentielle, abaissé encore plus le Parlement et exacerbé les rivalités de fin de mandat au sein de la majorité.

1. Il faut aller franchement selon moi vers l’instauration d’un régime présidentiel à la française, essentiellement par la suppression de fait de la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale, condition de la revalorisation du rôle du Parlement. La responsabilité théorique qu’est actuellement celle du gouvernement devant l’Assemblée Nationale entraîne, en fait, la subordination et la caporalisation de la majorité parlementaire et l’abaissement du Parlement dans son ensemble. Les députés sont contraints de faire une confiance aveugle au gouvernement désigné par le Président.

Dans un régime présidentiel à la française, le Président de la République deviendrait clairement le chef de l’exécutif, même si la fonction du Premier ministre était maintenue dans les textes. Il serait ainsi mis clairement fin à la dualité de l’exécutif et bien sûr à toute possibilité de cohabitation, dont les rivalités au sein de la majorité présidentielle actuelle ont fait oublier la foncière perversité. La réforme que je propose est celle d’un retour à l’équilibre des pouvoirs grâce à un véritable régime présidentiel, que j’appelle « à la française », parce que deux « soupapes de sécurité » permettraient d’éviter les risques de blocage dont l’Administration américaine s’accommode, mais dont je ne suis pas sûr que, dans un pays aussi « politique » que le nôtre , ils ne viendraient pas à se produire, si un désaccord de fond se manifestait entre le Président de la République et une majorité du Parlement. Ces deux « soupapes de sécurité » résulteraient du maintien dans les textes du droit de dissolution dans la main du Président et du droit de censure du gouvernement au bénéfice du Parlement, maintien assorti de la règle explicitement formulée du retour simultané devant le Peuple du Président et des députés, soit en cas de dissolution, soit en cas de renversement du Gouvernement. On peut imaginer que cette « dissuasion mutuelle assurée » exercerait un effet pacifiant sur les conflits, sauf en cas de crise nationale très grave, et favoriserait les compromis entre les deux Pouvoirs. En cas de crise grave, c’est le Peuple, c’est-à-dire le Souverain qui trancherait : quoi de plus démocratique ?

Le Parlement pourrait pleinement et librement exercer ses fonctions de législateur et de contrôle par voie de commissions d’enquêtes notamment. L’arsenal du parlementarisme rationalisé pourrait être supprimé (article 49-3 – fixation de l’ordre du jour par le gouvernement, etc.). Une dose de proportionnelle pourrait être introduite dans le mode de scrutin législatif avec des listes nationales inspirées du modèle allemand préservant cependant l’élection des députés dans des circonscriptions, condition de leur indépendance vis-à-vis des appareils partisans. Ainsi l’essentiel du texte de la Constitution de 1958 pourrait-il être maintenu avec quelques modifications, certes fondamentales, mais peu nombreuses. La simultanéité des élections présidentielle et législatives ne résulterait pas des textes mais le cas échéant de la pratique des institutions.

Tout en réaffirmant la prééminence du Président de la République dans l’exécutif, qu’il nommerait (ministres et Premier ministre) comme c’est aujourd’hui le cas dans la pratique, cette évolution permettrait de revaloriser le Parlement en le libérant des contraintes du parlementarisme rationalisé, devenues inutiles, mais, plus encore de la discipline majoritaire qui est la véritable cause de son abaissement. Et, bien entendu, le Président de la République conserverait ses prérogatives en matière de consultation du peuple français par référendum. Enfin, la stabilité de l’exécutif ne dépendant plus de l’existence à l’Assemblée nationale d’une majorité cohérente et durable, une dose de proportionnelle pourrait être instaurée sans dommage, alors que dans le régime actuel cela conduirait inéluctablement à l’instabilité et à l’affaiblissement du gouvernement. Ainsi serait-il mis fin à cette étrange alternance entre un régime essentiellement parlementaire miné par une cohabitation débilitante, lorsque majorité parlementaire et majorité présidentielle s’opposent, et un régime présidentialiste aux pouvoirs présidentiels hypertrophiés, lorsque ces deux majorités coïncident.

Certains, curieusement de plus en plus nombreux à gauche aujourd’hui, cherchent la fin de cette schizophrénie dans une « reparlementarisation » de la Ve République alors qu’ils savent très bien leur incapacité à supprimer l’élection du Président de la République au suffrage universel. Cette orientation tendant à rapprocher la Ve République de la IVe est dangereuse et illusoire : dangereuse car elle ne peut qu’entraîner l’instabilité du gouvernement et illusoire car elle ne peut que conduire, en retour, à une présidentialisation accrue du régime au détriment du Parlement et, en définitive, de la démocratie. Le retour au régime parlementaire est en effet fondamentalement incompatible avec l’élection du Président de la République au suffrage universel. Or, les Français tiennent à ce pouvoir de choisir directement, comme dans la plupart des grandes démocraties, le chef de l’exécutif.

Depuis que le général de Gaulle, en 1962, a fait décider par le peuple français l’élection du Président de la République au suffrage universel, cette élection est, en effet, devenue directrice. On ne reviendra pas là-dessus, car les Français y voient un élargissement de la citoyenneté, en ce qu’elle institue la responsabilité du chef de l’exécutif devant le peuple. La logique du quinquennat adopté en septembre 2002 est bien dans l’instauration d’un véritable régime présidentiel et d’une séparation des Pouvoirs incités à collaborer et non pas dans un retour au régime parlementaire qui, bien loin de remettre le Parlement au cœur de la démocratie, accélèrerait le déclin de celle-ci.

Est-il besoin d’ajouter que la réforme des institutions ne suffira pas à mettre un terme à la crise actuelle de la démocratie ?


IV – Le véritable objectif est de restaurer non pas seulement le rôle du Parlement mais l’autorité de la loi elle-même.

- « La loi doit être la même pour tous » et ne saurait être dénaturée « en expérimentations » diverses, sous prétexte de la prise en compte d’une introuvable « citoyenneté plurielle », « complexe », « multiculturelle », ni se dégrader en multiples dérogations, exceptions, droits et statuts particuliers. Elle ne peut être transformée en un « self-service » législatif, pourvoyeur de droits et non plus de devoirs, où chaque catégorie, minorité, corporation, exige désormais la reconnaissance de ses particularismes économiques, locaux, identitaires ou religieux.

- La loi doit être simple, lisible, intelligible, pérenne puisque « nul n’est censé l’ignorer ». Il faut notamment en revenir au texte et à l’esprit de l’article 34 de notre Constitution, qui réserve au domaine de la loi les règles essentielles et les principes fondamentaux des domaines qu’il énumère, le reste relevant du pouvoir réglementaire. A cette dignité et autorité de la loi, le Conseil constitutionnel aurait dû être plus attentif !

- Pour simplifier radicalement le corpus législatif, j’ai proposé en 2002 une profonde modification du système actuel de codification – lourd et lent – par la mise en place de commissions de réforme législative, essentiellement composées de parlementaires mais associant des experts reconnus, et coordonnées par l’Office parlementaire d’évaluation de la loi, aujourd’hui sous-utilisé. Ces commissions s’attelleraient à reconstruire des textes simples et clairs ; c’est une tâche immense, ne nous en cachons pas. Mais c’est aussi une mission essentielle. Ma proposition est plus actuelle que jamais.

- Cette prééminence de la loi est bien entendu incompatible avec cette idée qui, au-delà de la possibilité actuelle de saisine du Conseil constitutionnel par soixante députés ou soixante sénateurs avant promulgation d’une loi, voudrait ouvrir à toute personne, à tout moment, un recours en exception d’inconstitutionnalité contre toute disposition législative en vigueur. A l’évidence cela dessaisirait un peu plus encore le peuple souverain au profit d’une instance non élue et aggraverait l’instabilité et l’incertitude législatives.

- En revanche tout justifie après le rejet de la Constitution européenne, que, comme l’ont proposé d’éminents juristes, les directives européennes relevant du domaine de la loi au sens de l’article 34 de notre Constitution soient, comme les lois avant application, susceptibles d’être soumises au contrôle du Conseil constitutionnel. Il est en effet paradoxal que les lois votées par le Parlement élu soient susceptibles d’être censurées, mais que des normes européennes élaborées dans l’opacité des services européens puissent impunément contredire nos principes constitutionnels.

- La restauration de l’autorité de la loi est le meilleur fondement du renforcement du rôle du parlement – et donc de la souveraineté du citoyen – puisque la fonction législative est la mission essentielle dudit Parlement.

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Conclusion.

L’instauration d’un « régime présidentiel à la française » est inséparable d’un combat visant à redonner un sens à la politique. Aucune leçon n’a été tirée par ceux qui nous dirigent du rejet de la Constitution européenne le 29 mai 2005. Il est clair que notre peuple, pas plus que les autres peuples européens, ne demande une Constitution. Ce sont les élites « mondialisées » qui portent le projet d’imposer à la souveraineté populaire un tel carcan foncièrement antidémocratique puisqu’il n’y a pas de « peuple européen ». Redonner un sens à la politique aujourd’hui c’est relier de manière indissociable le redressement de la construction européenne et la volonté de continuer la France républicaine.

L’Etat républicain doit être aujourd’hui relégitimé. Il ne peut l’être qu’à travers une profonde réforme (incluant le cas échéant des délégations de compétences, par exemple à « l’Eurogroupe » à la condition qu’elles soient précises, contrôlées démocratiquement et révocables). Mais c’est toujours le suffrage universel qui doit trancher en dernier ressort. C’est dans la souveraineté populaire (indissociable de la souveraineté nationale) que réside aujourd’hui comme hier la clé du renouveau de notre République.

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Mots-clés : institutions régime

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 1 Juin 2006 à 18:09 | Permalien

Communiqué de presse de Jean-Pierre Chevènement, Paris, 28 fév 2006.


« La décision de fusionner Gaz de France et Suez-Electrabel est une réponse à la reconfiguration brutale par voie d’OPA hostiles du secteur énergétique en Europe. Cette reconfiguration est elle-même la conséquence de la libéralisation de l’énergie décidée en 2002 au sommet de Barcelone. C’est pourquoi je comprends mal la critique de ceux qui ont décidé cette libéralisation il y a quelques années : que n’ont-ils fusionné EDG et GDF quand ils le pouvaient !

Aujourd’hui la décision du gouvernement me paraît la moins mauvaise possible. Gaz de France est en effet un opérateur gazier très performant mais dont la taille est insuffisante pour faire face aux énormes investissements qu’implique la sécurité énergétique de l’Europe par voie de gazoducs ou de chaînes de liquéfaction de méthane.

Face à la tentative d’OPA d’Enel sur Suez-Electrabel il est sans doute raisonnable de constituer un deuxième pôle énergétique français à quatre conditions : que l’Etat conserve dans le nouveau groupe une minorité de blocage, que GDF y conserve son identité et ses personnels leur statut, et qu’enfin une coopération conventionnelle soit maintenue entre GDF et EDF. Les bien-pensants crient au « nationalisme » : il y a quelques hypocrisie à faire comme si la France pouvait s’en remettre aux marchés financiers du soin d’assurer son approvisionnement énergétique à long terme. N’oublions pas la leçon d’Arcelor, un géant soi-disant européen pour lequel la France a abandonné Usinor dans lequel l’Etat avait longtemps conservé une participation. On connaît la suite. La gauche doit assumer l’intérêt national. Pourquoi l’Allemagne pourrait-elle avoir deux grands énergéticiens et pas la France ? Que l’Italie et l’Espagne conservent chacune leur champion national : Enel et Endesa. Cela facilitera la coopération européenne. Il est temps de dire que l’Europe se fera avec les nations et pas sans elles et encore moins contre elles. »
Mots-clés : gdf suez

Rédigé par Chevenement.fr le 28 Février 2006 à 10:59 | Permalien

Communiqué de Jean-Pierre Chevènement, 19 janvier 2006


« J’approuve la volonté exprimée par le Président de la République de préserver la dissuasion nucléaire française, tout en l’adaptant à l’apparition de nouvelles menaces, liées à la diffusion d’armes de destruction massive. C’est la seule manière d’assurer notre protection et de rendre la paix plus probable dans un monde incertain. J’ajoute que la disposition d’un arsenal nucléaire même limité, en fonction d’un concept de stricte suffisance, est inséparable du statut international de la France, comme l’un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU.

Je suis plus réservé sur le concept, avancé par le Président de la République, d’une « dissuasion concertée » dans le cadre d’une défense européenne commune. La dissuasion n’est crédible en effet que si le mécanisme de décision est clair : aujourd’hui il l’est, puisque la décision appartient au Président de la République française. De toute évidence la dissuasion perdrait toute crédibilité, dès lors qu’elle relèverait d’une instance collective, quelle qu’elle soit, Conseil européen ou « Comité Théodule »

Ceux qui, sous prétexte d’économies, veulent réduire voire interrompre notre effort de défense nucléaire sont les héritiers d’une tradition de légèreté française qui n’a jamais servi ni les intérêts du pays ni ceux de la paix dans le monde.

La priorité est aujourd’hui à la réduction des arsenaux d’environ 6.000 têtes nucléaires des Etats-Unis et de la Russie et non à celui de la France qui est d’à peine 300 ainsi qu’à la lutte contre la prolifération. C’est ainsi que nous créerons un monde plus sûr. »

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 19 Janvier 2006 à 13:35 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Marianne, 13 novembre 2005


En cet automne 2005, la crise des banlieues n’illustre pas seulement les effets des propos du ministre de l’Intérieur. La poudrière était déjà là. Nicolas Sarkozy, en choisissant ses mots, a fait des étincelles. Il n’a pas inventé la poudre.

La crise des banlieues révèle déjà bien davantage les conséquences pernicieuses de l’abandon de la police de proximité mise en place à partir de 1999 et progressivement vidée de sa substance depuis 2002. Plus profondément, cette crise témoigne de l’incapacité croissante de notre pays à « faire France ».

Ce qui s’est passé à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre, est évidemment un accident, mais cet accident traduit à coup sûr un rapport profondément perturbé de la jeunesse des cités à la police. Certes, je ne tomberai pas dans l’angélisme : la réduction imbécile de la vie des jeunes de banlieue à l’affrontement avec les « keufs » ne date pas d’aujourd’hui. Il suffit de revoir un film déjà ancien de Matthieu Kassovitz, « La haine », pour s’en souvenir.

C’est pour combler ce fossé d’incompréhension que j’avais mis sur pied une police dite « de proximité », testée, à partir de 1999, dans soixante-sept circonscriptions de police, puis généralisée en 2000-2001. Ces circonscriptions ont été découpées en plusieurs secteurs, en vue de territorialiser l’action de la police, de rapprocher la police de la population, de favoriser la connaissance mutuelle et l’action partenariale (avec les collectivités locales, les bailleurs sociaux, les compagnies de transport en commun, les commerçants, etc.), dans le cadre des contrats locaux de sécurité. Contrairement à la caricature qu’en fait M. Sarkozy quand il évoque « une conception hémiplégique de la police » [1], la police de proximité exerçait dans leur plénitude ses pouvoirs de police judiciaire. J’ai toujours considéré comme stupide d’opposer la prévention et la répression., le « tout éducatif » d’une certaine gauche angélique et le « tout répressif » d’une police réduite à sa seule fonction d’intervention, quand déjà le feu brûle et qu’il est trop tard pour prévenir l’incendie. Bien évidemment la police doit marcher sur ses deux jambes : la prévention est souhaitable, autant que possible et la répression autant que nécessaire.

La loi dite d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure du 29 août 2002 a donné à M. Sarkozy 13.500 emplois supplémentaires dans la police et la gendarmerie sur cinq ans. 6.400 étaient en principe destinés à la police de proximité. Qu’en a-t-il fait ?

En réalité, une lecture attentive de la circulaire du 24 octobre 2002 laissait deviner le virage doctrinal du ministre de l’Intérieur, confirmé par le limogeage à grand spectacle du Directeur de la Sécurité Publique de la Haute Garonne, en février 2003, agrémenté, en public, de ces fortes paroles : « La police n’est pas faite pour organiser des matchs de foot avec les jeunes des quartiers ». L’effet en était garanti : les unités territorialisées ont été vidées de leurs effectifs. L’action partenariale a été délaissée. L’objectif d’une meilleure connaissance réciproque de la police et de la population a été perdu de vue. L’équilibre nécessaire entre prévention et répression a été rompu.

Il ne suffira pas cependant de rendre de la substance, c’est-à-dire des effectifs à la police de proximité, pour recréer la confiance dans les cités. Le mal est beaucoup plus profond. A travers la crise des banlieues, c’est l’incapacité de notre société à « faire France » qui éclate aujourd’hui.

Alain Touraine et la gauche différentialiste avec lui croient trouver dans cette incapacité un argument supplémentaire contre le républicanisme français identifié à l’universalisme ... « ce qui entraîne le plus souvent le rejet ou l’infériorisation de ceux qui sont différents » [2]. Ils ne s’avisent pas que leur apologie du « droit à la différence » et du modèle communautariste qu’elle sous-tend constitue à la fois un symptôme et un accélérateur de cette désagrégation sociale qu’ils prétendent déplorer. Comme si étaient en cause non pas le chômage et le délaissement, mais « le droit de chacun de vivre dans le respect de ses appartenances culturelles ... en associant toujours liberté des organisations religieuses et liberté religieuse des individus » [3]. C’est ne pas voir que l’égalité est une idée beaucoup plus difficile que la différence. C’est surtout faire de la crise des banlieues d’abord une crise culturelle voire religieuse plutôt qu’une crise sociale et mettre en scène « le choc des civilisations » à Clichy-sous-Bois : un rêve pour les néo-conservateurs américains ! Ils s’en réjouissent à pleines pages !

Cette crise interpelle à coup sûr l’idéal républicain : celui-ci est-il encore capable de donner corps à ses principes ou au contraire doit-il capituler en rase campagne, en livrant les banlieues aux communautarismes ? Je ne suis nullement étonné que la gauche différentialiste penche pour la deuxième solution. Elle a toujours traîné les pieds pour donner corps à l’idéal de la citoyenneté : j’avais proposé, en 1999, de créer, sur le modèle des anciens IPES, des préparations rémunérées aux concours de la Fonction Publique pour tous les jeunes défavorisés et pas seulement pour les jeunes adjoints de sécurité préparant les concours de gardiens de la paix. Alors que vont partir à la retraite des centaines de milliers de « baby-boomers », c’eût été et ce serait encore l’occasion de mettre le pied à l’étrier à des dizaines de milliers de jeunes de banlieue qui manquent plus de ressources et d’entregent que de talents. La réunion interministérielle de mars 2000 consacrée à la citoyenneté n’a abouti à rien de tel, seulement à une modeste mesure : l’ouverture d’une ligne téléphonique - le 114 - pour signaler les cas de discrimination, généralement à l’entrée des discothèques ... Ce ne fut pas le fait du hasard mais de « l’incapacité de toute la gauche à tenir un discours homogène » pour parler comme Lionel Jospin [4], sur cette question de l’accès à la citoyenneté comme sur celle de la sécurité.

En fait, la gauche différentialiste ne croit pas à la République, tout simplement parce qu’elle plonge ses racines ailleurs. La République est donc aujourd’hui sommée de faire ses preuves. C’est de toute évidence la question de la justice sociale qui est posée. N’est-ce donc pas aussi celle d’une Banque Centrale européenne dont la philosophie est de maintenir en Europe un chômage structurel de 10 % de la population active pour que l’inflation reste contenue en dessous de 2 % par an ?

La crise des banlieues renvoie aux mêmes raisons qui ont rendu le « non » majoritaire à 55 %, le 29 mai dernier. Le vrai clivage n’est pas entre « la racaille » et les « Français », comme voudrait le faire accroire Nicolas Sarkozy. Il est entre la France populaire et celle des beaux quartiers, ou plus précisément encore entre les perdants et les gagnants de la mondialisation libérale. Faire de la crise des banlieues d’abord une crise « culturelle » c’est nier sa dimension sociale pour opposer les couches populaires entre elles. On ne peut pas reprocher à la gauche différentialiste - pas plus qu’à la droite communautariste - de manquer de cohérence idéologique.

La crise des banlieues illustre l’impasse dans laquelle notre pays s’est fourvoyé depuis le milieu des années soixante-dix, impasse du laisser-faire et du laisser-aller et de la renonciation paresseuse, au nom d’une Europe fantasmée, à maîtriser son destin. La droite et la gauche y ont chacune leur part. C’est une crise de la France beaucoup plus qu’un problème de la France avec ses « beurs ».

C’est pourquoi le remède est suprêmement politique. Il faut faire, en tous domaines, retour à la République, rendre pour tous son lustre à la citoyenneté, ensemble indissociable de droits et de devoirs. Il faut aussi redonner un sens à la France au XXIe siècle.

Jacques Chirac semblait en avoir eu l’intuition en 2002-2003, en refusant de cautionner l’invasion de l’Irak par l’Hyperpuissance américaine. Pour traduire ce bon mouvement dans l’ordre intérieur, il ne suffira pas de « poursuivre l’action engagée », comme l’a déclaré dimanche dernier le Président de la République. C’est d’une refondation républicaine dont la France a, à nouveau, besoin, comme à la fin du XIXe siècle, ou aux lendemains de la Deuxième guerre mondiale. Vaste programme !

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[1] Le Monde, 5 novembre
[2] Le Monde, 8 novembre 2005, Alain Touraine « Les Français piégés par leur moi national »
[3] Le Monde, 8 novembre 2005, Alain Touraine « Les Français piégés par leur moi national
[4] Lionel Jospin, Le monde comme je le vois, p. 240

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 13 Novembre 2005 à 13:19 | Permalien

Par Jean-Pierre Chevènement, L’Express, novembre 2003


La brutalité de Claude Allègre fait partie de son style et de son charme si particuliers. Jamais gratuite, elle peut cependant le conduire à commettre quelques erreurs. Cela s’est vu dans un passé récent. Dans l’hommage bien venu qu’il rend à Max Gallo, j’ai été surpris de la grossièreté de la charge finale, en forme de contrepoint, où il reproche à celui-ci de s’être fait mon porte-parole pendant la campagne présidentielle, au prétexte que j’aurais "fait perdre la gauche", feignant de croire que j’aurais renvoyé dos à dos et pour l’éternité la droite et la gauche et non pas ce qu’elles étaient devenue.

Ma surprise vient de ce que j’avais entendu Claude Allègre, il y a moins d’un an, professer devant moi une opinion toute contraire. Pourquoi ce brutal revirement ? Est-ce la lecture d’Alain Duhamel ? J’ai peine à le croire ! François Bazin rapporte, dans Le Nouvel Observateur du 16 octobre, "l’activisme" de Claude Allègre - que je n’ai pu vérifier moi-même - expliquant à la ronde que, "en 2007, seul Lionel sera en mesure de gagner". C’est un point de vue. Est-il nécessaire de recourir à l’injure à mon endroit pour le faire prévaloir ? Pour ma part, je le dis tout net : je ne verrais que des avantages à ce que Lionel Jospin revienne dans la vie politique active. Cela soulèverait la lourde chape de plomb que, depuis son congrès de Dijon, le Parti socialiste a fait retomber sur cinq années de gauche dite "plurielle". Celui-ci pourrait enfin sortir du non-dit et exercer ce fameux "droit d’inventaire" si souvent invoqué mais jamais pratiqué.

Lire, sous la plume de l’ancien Premier ministre, que "les difficultés de la gauche sont moins venues de l’exercice du pouvoir qu’elles ne sont nées de la défaite" ("Le temps des mystificateurs", Libération du 13 octobre 2003) laisse songeur. Ainsi donc, il n’y aurait aucun lien entre la façon dont la France a été gouvernée pendant cinq ans et la défaite de la gauche plurielle ? Cette défaite serait seulement le produit d’une "division néfaste" et presque tombée du ciel ? Cette thèse n’est évidemment pas sérieuse. Elle est mystificatrice. Pourquoi les ouvriers, qui étaient 41 % à voter socialiste au premier tour de 1988 et encore 24 % en 1995, n’étaient-ils plus que 13 % en 2002 ? Pourquoi les salariés du secteur public, qui avaient voté à 32 % pour Lionel Jospin en 1995, n’étaient-ils plus que 18 % en 2002, selon Jérôme Jaffré et Pascal Perrineau (Documents sur les élections du printemps 2002, janvier 2003). On ne peut pas inventer l’avenir si on ne fait pas la lumière sur ce qui s’est réellement passé.

"Notre peuple a besoin de valeurs et de repères clairs".
La vérité est qu’il existait de profondes divergences au sein de la gauche dite "plurielle" par rapport à la ligne gouvernementale, et cela sur deux familles de sujets : d’abord, sur la politique économique, y compris industrielle, l’Europe telle qu’elle se faisait à Bruxelles et la mondialisation libérale ; ensuite, sur la République, c’est-à-dire à la fois la sécurité, au sens large, l’école, la laïcité, l’acceptation ou le refus des communautarismes, la Corse, etc. Pourtant, il faut le dire : à aucun moment il n’y a eu un effort collectif de dépassement et de projection dans l’avenir. Il n’était question que d’ "équilibre", pour parler clair, de rapports de forces.

Notre peuple, et particulièrement ses couches populaires, a besoin de valeurs et de repères clairs. Or il a été laissé en déshérence du fait d’une pratique gestionnaire et de l’absence d’un projet réellement mobilisateur. Le Parti socialiste a perdu, faute de projet : ce n’est pas moi, mais François Hollande qui l’a publiquement reconnu, et cela à plusieurs reprises. Le Parti socialiste, dans la mesure où il déclare vouloir rassembler la gauche, devrait examiner sérieusement les raisons de la désaffection de l’électorat populaire. Il ne peut le faire avec succès que s’il respecte le devoir de vérité.

La gauche plurielle n’a pas fait - loin de là - que de mauvaises choses. Mais elle est passée complètement à côté de ce que l’on appelle la mondialisation. Elle ne l’a tout simplement pas analysée. Si l’on excepte son opposition à l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement), elle n’a pas cherché à en modifier les règles, ni en ce qui concerne l’architecture financière et monétaire mondiale ni à l’OMC. Elle n’a pas essayé de redresser les critères de Maastricht, qui révèlent aujourd’hui toute leur nocivité pour la croissance et pour l’emploi. Elle s’est désintéressée de la politique industrielle, au niveau national comme au niveau européen. En matière de privatisations et de libéralisation des services publics, elle n’a pas donné le sentiment d’avoir une autre politique que la droite. Bref, elle a accompagné le mouvement de la mondialisation libérale sans prendre l’opinion à témoin des efforts qu’elle aurait dû accomplir pour offrir un autre modèle de développement à l’échelle mondiale, européenne et française.

De même, la gauche dite "plurielle" a cru pouvoir abandonner, dans sa majorité, le riche héritage de la nation républicaine. Or c’est ce chemin que le PS doit retrouver s’il veut regagner la confiance d’un immense électorat populaire : il doit rompre avec l’angélisme en matière de sécurité, avec le "différencialisme" et la tentation des communautarismes en matière sociétale, avec la conception de l’"expérimentation législative" qu’il a cautionnée avant sa mise en oeuvre par Jean-Pierre Raffarin, avec les dérives corses qu’il a couvertes jusqu’au dernier référendum, etc.

Sur aucun de ces sujets, il ne lui est impossible de faire mieux qu’il n’a fait. Simplement, pour rendre confiance au pays, il lui faut le courage d’une remise en cause, certes difficile, parce qu’elle plonge ses racines dans une histoire déjà ancienne : par exemple, remettre en question la subordination de toutes les politiques au "principe d’une économie ouverte où la concurrence est libre", principe déjà inscrit à l’article 3 du traité de Maastricht, et au nom duquel Mario Monti entend aujourd’hui proscrire les aides de l’Etat à Alstom.

"J’ai été candidat contre le vide et l’absence de projet ".
Il est évidemment plus facile de chercher un bouc émissaire que de procéder à une autocritique honnête et approfondie. J’ai dédaigné, peut-être à tort, la campagne d’opinion, lancée dès le 22 avril 2002 par un éditorial de Jean-Marie Colombani dans le journal Le Monde, me faisant porter le chapeau d’un échec où il avait plus que sa part. La campagne des élections législatives n’était guère propice à ce qui aurait pu apparaître comme un déballage. Et puis, surtout, après le retrait de Lionel Jospin de la vie politique, cela eût manqué d’élégance. J’ai fait et je fais toujours confiance à l’Histoire pour établir les vraies raisons de l’échec de la gauche dite "plurielle". Après Lionel Jospin, sa femme, ses proches, son porte-plume, que Claude Allègre croie maintenant pouvoir ressasser la même rengaine m’amène, puisque toute vérité est bonne à dire, à lui dire la sienne.

Cette campagne misérable ne repose sur aucune réalité (nous vivons, il est vrai, à l’ère du "virtuel" : ah ! si le 21 avril n’avait pas été ce qu’il a été !...). Elle obéit en fait à une logique purement politicienne : il faut que le 21 avril soit ramené à un accident aussi aléatoire que la chute d’une météorite (en l’occurrence moi-même) sur la tour Eiffel (Lionel Jospin) pour que le Parti socialiste, fier de son bilan et certain d’avoir rempli ses engagements de 1997, puisse recommencer comme avant, sûr de lui et dominateur, n’ayant pas une virgule à changer à son programme évidemment néolibéral (s’il ne l’avait pas été, le candidat eût-il demandé à Alain Duhamel de s’en faire le chantre ?).

Ceux pour qui je ne comptais plus pour rien au sein de la gauche plurielle, comme l’a démontré avec une pureté de cristal, de novembre 1999 à juillet 2000, parmi beaucoup d’autres sujets qui n’étaient pas de ma compétence, l’affaire corse, qui l’était, sont ceux-là mêmes qui, depuis le 21 avril, mettent en avant ma responsabilité supposée pour dissimuler la leur. En réalité, la surprise du 21 avril, ce n’est pas que Le Pen soit passé devant Jospin, mais que celui-ci soit passé derrière Le Pen. Même présent au second tour - et c’est là le point essentiel - Lionel Jospin n’aurait eu aucune chance de battre Jacques Chirac. Les sondages "sortie des urnes" effectués le 21 avril lui donnaient un score de 46 % contre 54 % à Jacques Chirac. En réalité, le faible score de Lionel Jospin (4 610 000 voix) doit être mis en regard du chiffre des abstentions (11 698 000), des votes nuls (997 000) et des votes aux extrêmes (8 400 000 voix). Ces chiffres constituent l’exacte photographie de l’état d’esprit du pays le 21 avril. Etait-il sans rapport avec la manière dont le pouvoir avait été exercé pendant cinq ans ? Quant aux 1,520 million de voix qui se sont portées sur mon nom, les sondages "sortie des urnes" indiquent que 13 % auraient voté Jacques Chirac si je n’avais pas été candidat et seulement 11 % Lionel Jospin. Tout cela n’a d’ailleurs d’autre signification que virtuelle.

Soyons clairs : si j’ai été candidat, ce n’est pas contre Lionel Jospin, mais contre le vide, contre l’absence de projet, et, si c’était à refaire, je le referais : j’ai défendu les idées que je croyais et que je crois toujours justes. Cela a un nom : cela s’appelle la démocratie. Notre pays a besoin de s’appuyer sur des valeurs solides pour inventer un chemin qui le fasse sortir de l’ornière maastrichtienne où l’ont enfoncé tous nos gouvernements successifs. On peut ne pas être d’accord avec cette vision. Mais, alors, qu’on en débatte !

La direction du Parti socialiste ne se sauvera pas en agitant compulsivement le spectre d’un "nouveau 21 avril". C’est là une vue essentiellement tacticienne des choses. Il est temps, dans l’intérêt même du PS, que je me souviens avoir porté sur les fonts baptismaux d’Epinay, qu’il procède à un examen de conscience sincère, qu’il fasse une analyse critique des choix effectués depuis 1983, qu’il essaie enfin de comprendre le monde où nous sommes à présent, pour inventer les chemins du redressement et rendre confiance à notre peuple déboussolé. Je souhaite l’y aider, dans la mesure de mes moyens. Il ne suffit pas de jouer les enfants de choeur, vêtus de probité candide et de lin blanc, tout en cherchant des coupables, pour se disculper et pouvoir recommencer. En réalité, ce dont le Parti socialiste aurait besoin, c’est d’un nouvel Epinay. Il n’est sans doute pas pour demain. Sachons donc donner du temps au temps, comme disait François Mitterrand.Œuvrons aux rassemblements possibles, mais dans le respect de l’identité de chacun.

Faut-il donc maintenant que je réponde aux attaques de Claude Allègre ? Elles sont tellement absurdes que je me bornerai à en avoir démonté le ressort. Que les lecteurs de L’Express sachent seulement que j’assume mes choix, y compris pendant la première guerre du Golfe, qui était aussi annoncée et décidée à l’avance que la seconde, dont on voit où elle a conduit. "Toute vérité, selon Claude Allègre, est bonne à dire" : j’aimerais qu’il fasse maintenant son examen de conscience et se demande si, par son action de ministre de l’Education nationale, il est sûr de ne pas avoir enlevé plus de voix à Lionel Jospin qu’il ne lui en a apporté.

Rédigé par Chevenement2007 le 10 Novembre 2005 à 13:09 | Permalien

Interview de Jean-Pierre Chevènement, Politis, 2 novembre 2005


Pour Politis, par Denis Sieffert :
Que vous inspire la multiplication des incidents dans les banlieues après les déclarations musclées de Nicolas Sarkozy ?

JPC : Soyons justes : la dégradation du climat dans les banlieues procède de causes anciennes et profondes : installation d’un chômage de masse depuis le milieu de la décennie 70, ghettoïsation des quartiers, ethnicisation des rapports sociaux, crise de la citoyenneté. Evidemment, si un ministre de l’Intérieur, doit, par fonction, tenir un langage de fermeté républicain, il doit aussi s’abstenir de recourir à des amalgames provocants. Or, c’est ainsi qu’ont été comprises les expressions employées à Argenteuil par M. Sarkozy. Il a certes rectifié son propos dans Le Monde du 5 novembre : il lui aura fallu près de deux semaines ! Je ne ferai pas dans l’angélisme. Il n’est pas acceptable de tirer sur des véhicules de police ou de caillasser les pompiers, ou encore de brûler les écoles et les gymnases, mais quand le ministre de l’Intérieur visite une ville de banlieue, il doit éviter de faire monter inutilement la tension, ce qui, à la fin, ne facilite pas la tâche de la police, tâche ingrate car elle intervient « en bout de chaîne », quand tout le reste a échoué.

Mais est-ce que Nicolas Sarkozy n’a pas aussi modifié les règles de l’intervention policière ?
JPC : Je l’avais en effet mis en garde, en lui écrivant dès le 25 juin dernier, quand j’ai constaté sur le terrain la quasi disparition de la police de proximité que j’avais progressivement installée à partir de 1999. Cette police de proximité visait à rapprocher les policiers de la population, en rupture avec la tradition française qui est plutôt celle d’une police d’ordre public. Il s’agissait donc d’adapter la police à la montée de la délinquance dans les quartiers en territorialisant son action : chaque circonscription de police était découpée en plusieurs secteurs avec un commissariat de secteur ou un bureau de police. Mais la police de proximité, à mes yeux, ne se confondait pas avec l’îlotage traditionnel. Au contraire, la police de proximité avait à la fois une mission de prévention et de répression car l’une et l’autre sont également nécessaires. Il faut tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : autant de prévention que possible et autant de répression que nécessaire : la sanction elle-même est un rappel à la règle. La police de proximité exerçait donc pleinement ses prérogatives de police judiciaire au quotidien et agissait en partenariat avec les autres acteurs de la sécurité : principaux de collège, bailleurs sociaux, commerçants, animateurs des collectivités locales, travailleurs sociaux, etc. Cette forme de police, inspirée de ce qui se faisait au Québec et aux Pays-Bas, expérimentée, testée, évaluée de 1998 à 2000, demandait des effectifs et un peu de temps pour réussir. Malheureusement elle a été subrepticement, mais assez vite (en fait, dès la fin de 2002), vidée de son contenu par Nicolas Sarkozy.

Celui-ci a-t-il pris des mesures précises ? Y a-t-il eu des textes ?
JPC :
Dans l’annexe de la loi du 29 août 2002 dite d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, j’aurais dû m’inquiéter d’une petite phrase apparemment anodine : « L’objectif d’une police de proximité sera maintenu. Mais sa mise en œuvre ne doit pas se faire au détriment des capacités d’action judiciaire et de la présence nocturne des forces ». La loi donnait à Nicolas Sarkozy 13.500 emplois supplémentaires de 2002 à 2007, dont 6.400 pour renforcer la police de proximité. Je m’interroge sur l’usage qui a été fait de ces moyens supplémentaires ...

Le 24 octobre 2002 une circulaire de Nicolas Sarkozy demandait « d’adapter les modalités de mise en œuvre de la police de proximité » ... « sans remettre systématiquement en cause le maillage territorial », formule pour le moins inquiétante.

En février 2003 le ministre de l’Intérieur « virait » le Directeur de la Sécurité Publique de Haute Garonne, un ancien de mon cabinet, en prononçant des paroles définitives : « La police n’est pas faite pour organiser des matchs de foot avec les jeunes des quartiers ». Chacun comprend ce que signifie ce genre de signal : peu à peu la police de proximité a vu fondre ses effectifs. La priorité a été donnée à la police d’intervention appelée à agir en cas d’incident. Une circulaire de la DGPN1 du 24 octobre 2004 préconisait enfin de « trouver un meilleur équilibre entre la présence dans les secteurs et l’investigation de terrain ». Il faut décoder tout cela. Les policiers savent faire : la police de proximité avait pour but d’anticiper autant que de réprimer. Désormais on se bornerait à réagir.

Comment cette évolution de la doctrine policière s’est-elle traduite sur le terrain ?
JPC :
Très simplement : les unités territorialisées ont été vidées de leurs effectifs et le concept de police de proximité privé de sa substance. Les commissariats de secteur et les bureaux de police sectorisés ont perdu l’essentiel de leurs attributions : ils ne sont plus que des bureaux d’accueil, souvent d’ailleurs dans des tranches horaires limitées à la journée, voire à quelques heures. Les patrouilles de police sont décidées à partir du Commissariat Central. Les unités terrirorialisées ont perdu les trois quarts de leurs effectifs. L’objectif d’une meilleure connaissance réciproque de la police et de la population a été perdu de vue. Il est évident que le passage de voitures sérigraphiées ou banalisées dans les quartiers ne peut pas remplacer les patrouilles régulières de policiers connaissant le terrain et la population. L’action partenariale est inévitablement délaissée. La priorité donnée à une police d’intervention par la généralisation des « BAC » de jour débouche sur le face à face d’une population qui ne comprend pas que la police est là pour la protéger, et de policiers opérant sur un terrain et dans un milieu qu’ils connaissent évidemment moins bien qu’une police de proximité territorialisée. L’équilibre nécessaire entre prévention et répression a été rompu. Et ce n’est pas le recours en dernier ressort aux CRS et aux escadrons de gendarmerie mobile - même s’il peut s’avérer aujourd’hui indispensable - qui recréera la confiance entre la police et la population. C’est toute la conception républicaine de la police qui s’est trouvée atteinte par ce virage doctrinal.

Il est temps de redonner à la police de proximité de la substance, c’est-à-dire des effectifs, en particulier dans les grandes circonscriptions et dans les cités de banlieue. Mais cela suppose une conception humaniste et républicaine de la police, fondée sur la citoyenneté et la responsabilité.

Cela peut-il suffire ?
JPC :
Certainement pas. Le moment est venu non pas de « poursuivre », comme l’a dit le Président de la République, mais d’engager une véritable politique d’accès à la citoyenneté pour les jeunes en situation défavorisée. L’emploi est la clé de l’intégration. Des centaines de milliers d’emplois vont être libérés dans les prochaines années par le départ à la retraite des générations nombreuses d’après-guerre. C’est l’occasion, comme je l’avais proposé en vain, en 1999, de généraliser les préparations rémunérées aux concours de la Fonction Publique : on mettra le pied à l’étrier à tous ceux qui en ont la capacité : au-delà, les « contrats aidés » devraient conduire les entreprises, et d’abord les plus grandes, à recruter dans les cités et à mettre en place des plans prévisionnels d’embauche, afin de débonder l’abcès du ressentiment enfoui dans nos banlieues. Il faudra enfin donner à tous un sentiment commun d’appartenance. Mais cela, c’est le problème de la France au XXIe siècle ...

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 2 Novembre 2005 à 13:24 | Permalien

Déclaration de Jean-Pierre Chevènement, 18 septembre 2005.


« Le résultat des élections allemandes reflète, à travers le tassement du SPD et de la CDU-CSU, leur commune incapacité à peser sur la conjoncture économique autrement qu’à travers des réformes libérales destinées à réduire le coût du travail. Ni l’un ni l’autre de ces partis n’ont posé pendant la campagne le problème de la politique monétaire, de la politique de change et de l’assouplissement du pacte de stabilité budgétaire.

Paradoxalement, ce sont les conditions mises en 1991 par l’Allemagne à la monnaie unique qui créent, dans l’Allemagne de 2005, près de 5 millions de chômeurs. Le parti de gauche d’Oscar Lafontaine a un espace pour prôner une réforme keynésienne de l’Europe de Maastricht. Il y a une majorité de gauche virtuelle au Bundestag pour soutenir une telle réforme : ce peut être la chance d’une relance franco-allemande en faveur d’un vrai gouvernement économique de la zone euro. ».

Rédigé par Chevenement.fr le 18 Septembre 2005 à 08:57 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, 28 juin 2005
Les Douze de la zone euro doivent s’entendre pour la doter d’un gouvernement économique.


Le 29 mai 2005, le peuple français a rejeté l’idée qui s’était imposée depuis vingt-deux ans que tous nos choix de société résultaient d’une contrainte extérieure vécue comme une sorte de fatalité.

Évidemment le peuple français n’a pas dit « A bas le monde extérieur ! » comme l’a suggéré avec une ironie facile Pascal Bruckner, mais simplement « l’Europe doit être construite avec ses peuples et non pas sans eux ». Le rejet de la Constitution marque l’échec d’une méthode qui, au nom d’un souverain bien européen connu d’une seule minorité éclairée, permettait de placer les peuples devant des faits successivement accomplis : union économique, union monétaire, union politique, etc. Bref, c’est la revanche de la méthode républicaine qui met le débat en amont de la décision sur la méthode de l’acquiescement, dite encore du « consensus ».

C’est le grand vent de la liberté qui s’est remis à souffler : le peuple français, à ses risques et périls, entend à nouveau façonner son destin. Bien entendu, le non français n’est pas dirigé contre l’Europe et plus précisément contre l’idée que les peuples européens ont à organiser ensemble leur destin mais il met en cause une mondialisation subie.

Rien n’est plus symbolique à cet égard d’une hétéronomie qu’il rejette que le statut d’indépendance absolue de la Banque centrale européenne, sans équivalent dans le monde. M. Trichet va partout répétant que l’Europe connaît « des taux d’intérêt historiquement bas » et qu’il ne faut rien faire qui puisse ébranler la sacro-sainte « confiance » (c’est-à-dire le statu quo). M. Trichet ne semble pas s’aviser que la zone euro connaît depuis 2001 une stagnation économique prolongée. Il se réjouit qu’il n’y ait plus à l’intérieur de la zone de dévaluations compétitives, sans s’aviser que le dollar (et les monnaies qui lui sont rattachées, comme le yuan) a opéré depuis cinq ans une dévaluation sauvage de près de 50% devant laquelle la Banque centrale européenne est restée l’arme au pied. C’est faire comme si le niveau de la parité monétaire n’était pas devenu un facteur déterminant, non seulement pour les exportations et les importations mais aussi pour les décisions d’investissement et de localisation des firmes mondialisées.

« Quel est le plus gros problème en Europe ?, écrit Tony Blair. Vingt millions de chômeurs ! » On peut évidemment diverger sur la suite : « Que fait le budget pour cela ? pas grand-chose » : il n’est pas sérieux de prétendre, comme le fait le premier ministre britannique, que le budget européen (environ 1% du PIB global de l’Europe) puisse être un outil déterminant dans une politique de relance keynésienne, à l’échelle de l’Europe.

Le moment est donc venu pour les gouvernements, et d’abord les Douze de la zone euro, de prendre les problèmes à bras le corps. Ce que demandent les peuples, c’est un peu de logique : il n’était pas sérieux, au début des années 90, de vouloir imposer une monnaie unique sans l’assortir d’un gouvernement économique. C’était priver l’Europe de toute capacité d’action conjoncturelle efficace. Formidable régression de la pensée économique qu’ont acceptée solidairement tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 1992 !

La véritable explication de cette situation tient aux conditions de la réunification allemande. François Mitterrand entendait corseter l’Allemagne réunifiée dans une monnaie unique européenne. Il a dû accepter pour cela les conditions qu’y a mises Helmut Kohl en 1991 : indépendance absolue de la Banque centrale, exclusivement missionnée pour lutter contre l’hydre inflationniste, dont on sait le rôle qu’elle joue dans le subconscient allemand, critères de convergence astreignants pour le rythme de croissance, etc. Ces critères, imposés en son temps par l’Allemagne, se retournent aujourd’hui contre elle : sa croissance est atone, son chômage massif, ses finances publiques dans le rouge. Le bas niveau de l’inflation allemande la prive de taux d’intérêts réels plus bas que son excédent commercial lui permettrait d’espérer.

Les conditions d’une remise à plat existent objectivement. Il semble que les sociaux-démocrates allemands soient plus prêts à remettre en question les dogmes anciens que les chrétiens démocrates encore tributaires de l’héritage idéologique de Helmut Kohl. Mais quel que soit le résultat des prochaines élections, l’Allemagne, qui trouve dans la zone euro plus de la moitié de ses débouchés, n’a pas intérêt à voir disparaître une telle zone de stabilité, nécessaire à son industrie. L’Italie connaît les mêmes problèmes que l’Allemagne et la France (stagnation économique, chômage, délocalisations). Le moment est donc venu d’une initiative politique débouchant sur une conférence à Douze. Si les douze pays de la zone euro s’entendent pour la doter d’un gouvernement économique, les treize autres, à commencer par la Grande-Bretagne, ne pourront pas s’y opposer : aussi bien le dynamisme retrouvé de la zone euro est-il dans leur intérêt.

Que faut-il faire pour cela ? Rien que de très simple : proposer de calquer les statuts de la Banque centrale européenne sur ceux du Federal Reserve Board américain qui a mission de soutenir la croissance et l’emploi. Parions que la seule adoption de ce projet influerait déjà sur le comportement de l’actuelle BCE. Observons au passage que le non français et néerlandais a permis d’obtenir une légère dévaluation de 10 cents de l’euro par rapport au cours antérieur du dollar, soit environ 8%, ce qui est encore très insuffisant mais mieux que rien. Le cours de la Bourse s’en est ressenti heureusement. Mais il n’est pas normal que nous en soyons réduits à attendre des coups de boutoir de la volonté populaire ce qui devrait procéder d’une politique réfléchie, un taux de un euro pour un dollar égalisant les potentiels de croissance entre l’Europe et les États-Unis.

L’« Eurogroupe » a existé avant même la Constitution. C’est une excellente initiative. Le moment est venu de préciser ses compétences en matière de politique monétaire, y compris de change, budgétaire, fiscale, voire sociale : pourquoi ne pas fixer des critères de convergence progressifs en matière de smic, comme il y a des critères de convergence économiques auxquels sont soumis les pays dits « à dérogation » qui veulent entrer dans la zone euro ?

Après une mise en place difficile, tout au long des années 90, l’euro vit sa première grande crise. Il y a encore le moyen d’en sortir par le hau : en mettant sur pied un gouvernement économique digne de ce nom.

Les républicains peuvent accepter des délégations de compétence, dès lors qu’elles sont ciblées et démocratiquement contrôlées. Ils ne peuvent pas accepter que les peuples soient dépossédés de leur souveraineté, comme c’est aujourd’hui le cas en matière monétaire. Priver le peuple de sa souveraineté c’est encore la meilleure manière de le dissoudre, comme en rêvent périodiquement les gouvernements.

Le 29 mai, le peuple français a clairement manifesté qu’il n’entendait pas rompre avec la souveraineté populaire qui est au coeur de l’héritage de la Révolution de 1789. Si nos élites continuent de faire comme si elles n’avaient rien compris, si elles refusent d’avancer sur la voie logique qui consiste, après avoir fait une monnaie unique, à mettre sur pied le gouvernement économique qui lui donnera son sens, alors ces élites, prisonnières d’intérêts à courte vue, prendront la responsabilité de l’échec de l’euro. Le choix est moins que jamais pour ou contre l’Europe. Il est de faire l’Europe avec les peuples, en se mettant à leur écoute. L’autre voie, celle du repliement des élites sur elles-mêmes, est suicidaire. Naturellement tout cela ne se fera pas en quelques mois. Des élections interviendront dans les deux ans dans les trois principaux pays de la zone euro : Allemagne en 2005, Italie en 2006, France en 2007. Les élections sont aussi des moments de prise de conscience : La gauche française a beaucoup de chemin à faire pour mettre ses idées en ordre et promouvoir l’idée d’une Europe à géométrie variable, avançant avec ses peuples.

Rien, en tout cas, n’interdit aujourd’hui au gouvernement français de prendre les devants. Il y eut d’autres circonstances en 2002-2003 où il n’a rien perdu à s’appuyer sur la volonté populaire : qu’il transforme le non français en atout ! Qu’il se fasse le porte-parole d’une volonté qu’il n’est impossible de déchiffrer que pour ceux qui ne veulent ni voir ni entendre. C’est cela la démocratie ! Il y a un bon usage à en faire !

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 28 Juin 2005 à 18:01 | Permalien
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