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Pour une défense indépendante


Projet d’intervention du Sénateur Jean-Pierre Chevènement sur la loi de programmation militaire au Sénat, séance du 15 juillet 2009.


Pour une défense indépendante
Monsieur le Ministre,

Alors que le projet de loi de programmation militaire a été déposé sur le bureau de l’Assemblée Nationale le 29 octobre 2008, il est regrettable que sa discussion devant le Sénat intervienne aussi tard et dans la précipitation. Entre temps, la crise économique a d’ailleurs bouleversé les perspectives économiques et financières. On ne peut qu’être inquiet de la nécessité inscrite dans le texte de la programmation de la subordination de son exécution à la maîtrise des finances publiques.

Le Parlement ne trouve pas son compte dans ce simulacre de débat. Une session extraordinaire, au creux de l’été, conduit le Gouvernement à demander au Sénat de « voter conforme » un texte amendé à la va vite par l’Assemblée Nationale. Il serait navrant que le fait majoritaire, instrumentalisé d’en haut, ressuscite le vote bloqué !

Ainsi le Sénat est réduit à jouer le rôle d’une simple Chambre d’enregistrement, non seulement sur le texte, mais aussi sur le rapport annexé. Or, celui-ci reprend les orientations du « Livre blanc » publié en juin 2008 qui n’a fait l’objet, à ma connaissance, d’aucun vote du Parlement. Nous allons donc nous prononcer non seulement sur votre projet de loi de programmation mais aussi sur le « Livre blanc » de 2008 et le tournant politique qu’il imprime à la politique de défense.

Cette absence de débat sur le fond nuit au consensus souhaitable sur la défense nationale. Je le regrette d’autant plus que je pense y avoir apporté ma pierre dans les années soixante-dix en ralliant la gauche à la dissuasion nucléaire, au nom de l’indépendance nationale. L’attitude du Président de la République et du gouvernement vis-à-vis du Sénat me choque, car le consensus national sur la défense a été jusqu’à présent un atout précieux pour la crédibilité de celle-ci. Vous gâchez cet atout bien à la légère, aussi bien par votre refus du débat que par le contenu de votre politique, en rupture avec le souci de l’indépendance nationale.

Certes ce projet de loi de programmation a quelques avantages :

1. Pour autant que les crédits prévus seront effectivement inscrits dans les lois de finances, il donne à nos armées la visibilité nécessaire et leur permet de combler une partie de leurs nombreux retards en matière d’équipement. J’observe cependant qu’il faut se projeter à l’horizon 2020 et même au-delà, c’est-à-dire bien après qu’une autre loi de programmation militaire sera intervenue, pour pouvoir disposer, en nombre, de tous les matériels nécessaires, qu’il s’agisse de la rénovation des chars Leclerc, de la mise en ligne des engins blindés de reconnaissance, remplaçant nos vieux AMX10, des véhicules blindés multirôles, des hélicoptères de soutien NH90 conçus au début des années quatre-vingt-dix, des sous-marins nucléaires d’attaque Barracuda remplaçant les Rubis, des Rafales, des missiles de croisière et surtout des avions de transport tactique A400M ou des avions ravitailleurs nouveaux. Nos soldats, au professionnalisme desquels je veux rendre hommage, accomplissent leurs missions avec des matériels aujourd’hui à bout de souffle.

J’ajoute à cette préoccupation une seconde ayant trait au renouvellement des effectifs. Une déflation annuelle de 7800 postes est censée gager l’investissement mais comment seront opérées les reconversions, notamment dans une fonction publique où un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ne sera pas remplacé ? Et surtout comment éviter le vieillissement de la pyramide des âges de nos militaires ?

2. Le projet de loi met l’accent, à juste titre, sur la fonction « connaissance et anticipation », bien qu’on puisse s’inquiéter du déficit prévisible, à partir de 2015, de nos capacités satellitaires de renseignement. Cette priorité est une bonne chose pour renforcer notre autonomie de décision.

3. Enfin et surtout la programmation pérennise la dissuasion. C’est, à mes yeux, son principal mérite. Le discours prononcé le 5 avril dernier à Prague par le Président Obama ouvre des perspectives nouvelles à la réduction des armements nucléaires.

Faut-il rappeler cependant que si on ajoute aux têtes nucléaires « opérationnellement déployées » par les Etats-Unis et la Russie, aujourd’hui de 1700 à 2200, demain de 1500 à 1650, selon les accords intervenus à Moscou début juillet, les stocks de têtes stratégiques et plus encore les armes nucléaires tactiques, ces deux pays disposent encore d’environ 10.000 têtes chacun ? Le Président Obama, dans son discours de Prague, déclarait n’être pas sûr de voir « de son vivant » le désarmement nucléaire. D’autres pays – Chine, Inde, Pakistan – continuent à développer leur arsenal. D’autres se sont dotés ou veulent se doter de l’arme nucléaire. Il est donc tout à fait légitime que la France se donne des moyens de pérenniser sa dissuasion, calibrée à un format de stricte suffisance, sachant que les armes nucléaires vieillissent et qu’au-delà de vingt ans, leur fiabilité n’est plus garantie.

J’approuve donc l’accent mis par le projet de loi sur la fonction « connaissance et anticipation » mais aussi sur la pérennisation des moyens de la dissuasion et plus généralement sur l’octroi des moyens nécessaires à la modernisation de nos matériels. Mais ces points positifs ne peuvent occulter une inspiration d’ensemble qui rompt avec l’indépendance de notre posture de défense.

L’analyse de la menace reprise du « Livre blanc » par le projet de loi de programmation militaire à travers un concept-valise, celui de « mondialisation », est censée justifier la réintégration du dispositif militaire de l’OTAN, sans qu’une défense européenne autonome ait pu prendre corps, en contrepartie.

De cette analyse superficielle résultent plusieurs conséquences fâcheuses :

I – A lire le « Livre blanc » qui n’a pas de valeur législative mais qui inspire votre projet de loi, tout procède d’un concept fourre-tout, la mondialisation, qui décrit des phénomènes complexes, voire contradictoires, dont les rapports avec la sécurité de la France ne sont pas évidents. Or, la mondialisation ne procède pas seulement de facteurs techniques comme la diffusion rapide de l’information via Internet. Elle vient de l’emprise croissante du capital financier sur l’économie mondiale grâce à la libération des mouvements de capitaux, sous l’égide d’une monnaie mondiale, le dollar, et à l’exploitation par les multinationales des pays à très bas coûts salariaux, dans le cadre d’un libre-échange biaisé. En résulte l’apparition d’une nouvelle géographie des puissances, avec la désindustrialisation des pays anciennement « avancés », la montée de la Chine mais aussi de l’Inde, le retour de la Russie, des tensions croissantes sur les approvisionnements de matières premières, notamment les hydrocarbures, des concurrences avivées et le creusement d’inégalités toujours plus grandes entre les couches sociales bénéficiaires de la mondialisation et la masse des laissés pour compte. Des replis identitaires, ethniques ou religieux, en résultent, qui nourrissent des conflits ou des guerres asymétriques, rendus plus dangereux par la prolifération d’armes de destruction massive.

Cette globalisation financière est aujourd’hui en crise. Pour dessiner une sortie de crise qui préserve les intérêts de la France, nous ne devons pas, selon moi, nous mettre à la remorque d’intérêts plus puissants mais préserver au contraire, notre mobilité et notre indépendance. Ce n’est pas le choix fait par le « Livre blanc ».

Bien que la fragilité de la sécurité collective ne lui échappe pas, le « Livre blanc » fait du multilatéralisme – et non de l’indépendance nationale – « le principe fondateur » (p. 113) face à ce qu’il appelle « l’incertitude stratégique ». Certes, le Président de la République, dans la préface au « Livre banc », mentionne l’indépendance nationale, mais en second lieu, après « les défis que nous confèrent nos obligations internationales ». Le Livre blanc, et partant votre projet de loi, ne décrivent pas la nouvelle géographie de la puissance. Il évoque certes « le déclin des puissances occidentales » mais sous-estime, selon moi, les facteurs de fragilisation de la puissance américaine. Il néglige le fait que la France et l’Europe pourraient avoir demain à compter davantage sur elles-mêmes. Nos intérêts nationaux sont bien souvent perdus de vue à travers l’apologie d’un multilatéralisme de principe. C’est ainsi que, sans parler de l’extension du champ et des missions de l’OTAN, nous soutenons par principe l’élargissement du nombre de membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, sans prendre garde à sa gouvernabilité.


II – La réintégration complète de l’organisation militaire de l’OTAN est la décision emblématique de notre nouvelle posture de défense.

A) Il est inquiétant que l’Alliance se voie reconnaître – p. 107 du « Livre blanc » - la mission de gérer des crises ou de stabiliser des zones de conflit sans limitation géographique, sur l’argument du « déplacement des intérêts stratégiques communs vers des zones de crise sensibles comme le Moyen-Orient ou l’Asie ». Cette « communauté d’intérêts » mériterait pour le moins d’être démontrée. La France et les Etats-Unis n’ont pas toujours eu la même politique dans le Golfe. L’Asie centrale n’a jamais été pour la France une zone d’intérêt prioritaire. Inversement, les Etats-Unis ont toujours eu un intérêt stratégique majeur dans le contrôle du Golfe arabo-persique, de la zone de la Caspienne également riche en hydrocarbures, et de l’Asie centrale, au cœur de ce que les géopoliticiens appellent le « Heartland ». Ces régions sont bien compliquées et je ne suis pas sûr que nous ayons militairement intérêt à nous y engager. Quand on lit la partie de la loi de programmation consacrée à l’intervention sur des théâtres terrestres, on a quelquefois l’impression que le gouvernement prépare l’armée française à s’installer durablement dans la guerre en Afghanistan.

Cette dérive vers une « Alliance globale » ne correspond pas à l’intérêt national. L’OTAN n’a pas à devenir une ONU bis.

B) Certes l’ambition européenne est mise en avant mais je n’observe pas qu’à la réintégration de l’OTAN par la France ait correspondu en contrepartie, un pas en avant réellement significatif vers une défense européenne autonome. L’Etat-major européen situé à Mons ne dispose en fait que des moyens que veut bien lui accorder l’OTAN. Ses très faibles effectifs le rendent incapable d’organiser une opération propre d’intensité un peu forte. Nos amis britanniques veillent d’ailleurs à empêcher toute montée en puissance significative de l’Etat-Major européen.

Notre « Livre blanc » français se prononce – p. 97 – pour un Livre blanc européen de défense et de sécurité. Certes nous avons des intérêts de sécurité communs. Mais je ne suis pas sûr que beaucoup de nos partenaires européens ne voient pas d’abord dans l’OTAN le moyen de s’en remettre aux Etats-Unis du soin de leur défense, ce qui explique le faible effort qu’ils lui consentent.

Si on devait d’ailleurs aborder les questions relatives à l’existence d’un pôle proprement européen dans le monde multipolaire de demain, je doute qu’on puisse parvenir, notamment sur les questions nucléaires, à une approche commune. La plupart de nos partenaires s’en remettent sur ce sujet, soit aux armes nucléaires tactiques de l’OTAN soit militent pour une Europe nucléairement désarmée.

En rejoignant l’Organisation militaire intégrée de l’OTAN, vous avez prétendu ne vous mettre en harmonie avec nos partenaires européens que pour construire avec eux une défense européenne autonome. Vous aboutirez – je le crains - au résultat inverse.


b[III – La désignation d’une menace prioritaire par le « Livre blanc » (p. 39 « attaque terroriste majeure sur le territoire européen, couplée à une situation de guerre dans une zone d’intérêt stratégique »), bref d’un ennemi prioritaire : le terrorisme d’inspiration djihadiste vous amène à définir un concept de sécurité nationale où se trouvent confondus le souci de la défense et celui de la sécurité intérieure.]b

Or, la politique de défense ne doit pas se confondre avec la politique de sécurité. L’article 15 de la Constitution précise d’ailleurs formellement que le Président de la République préside les Conseils et comités supérieurs de la Défense nationale et non les Conseils de défense et de sécurité intérieure. Il y a là une extension de ses pouvoirs que la Constitution n’autorise pas.

Le concept de sécurité nationale aboutit à des dérives potentielles tendant à confondre action militaire et action policière.

Il y a plus d’inconvénients à confondre ces deux types d’actions qu’à les distinguer : le risque principal est dans le glissement de l’esprit de défense vers un concept de sécurité nationale où « l’ennemi intérieur » tend à remplacer l’ennemi extérieur.

La doctrine de la sécurité nationale est en fait fort peu nationale. Elle reflète l’évolution des concepts stratégiques de l’OTAN et nous met dans le sillage de la politique des Etats-Unis qui, au nom de la « guerre contre la terreur », définissaient hier l’ennemi, quitte à réviser, le cas échéant, leurs perceptions et à modifier leur politique en fonction de leurs propres considérations, sans prendre le temps de la consultation avec leurs alliés. Ainsi les méandres de leur politique en Irak, en Afghanistan, ou vis-à-vis de l’Iran ou du Pakistan nous échappent-ils largement.

Ce concept de « sécurité nationale » est gros de dérives. On le voit déjà dans les articles 12 et suivants du projet de loi de programmation relatifs à la protection du secret de la défense nationale. On peut déjà s’étonner de voir traiter dans la loi de programmation un sujet qui relève du Code de procédure pénale mais tout autant de voir définie une liste non publique de lieux bénéficiant d’une protection spéciale, au titre de la préservation du secret de la défense nationale. Ce texte est une usine à gaz. Il serait plus simple de définir dans la loi les quelques lieux où, pour perquisitionner et dans l’intérêt de l’Etat, un magistrat devrait être accompagné du président de la CCSDN ou de son délégué. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?



IV – La définition de nos zones de sécurité prioritaires met en premier « l’arc de crise qui va de la Mauritanie au Pakistan », en gros ce que les Américains appellent « Greater Middle East ». Il n’est pas forcément judicieux de confondre les Etats du Maghreb avec « l’Afpak », l’Atlas avec l’Indoukouch. S’agissant du Proche et du Moyen-Orient, nous aimerions vous voir tenir un langage qui traiterait distinctement le problème israélo-palestinien et celui de l’Iran. Sur ce dossier, la diplomatie française aurait tout à gagner à s’inspirer de l’approche pragmatique du Président Obama. La France ne doit rien faire qui puisse compromettre les chances d’une négociation. Une guerre avec l’Iran précipiterait les dangers que nous prétendons vouloir éviter. Seuls les extrémistes ont intérêt à une radicalisation du conflit.

Conformément aux orientations du « Livre blanc », la loi de programmation relègue l’Afrique au troisième rang de nos zones d’intérêt stratégique prioritaires. Elle prévoit de ne laisser subsister sur la côte occidentale de l’Afrique qu’une seule base où nos forces seraient prépositionnées. Est-ce la contrepartie de l’ouverture d’une base à Abu-Dhabi, jamais discutée par le Parlement ?

Or l’Afrique subsaharienne, outre le fait que ses richesses attirent les convoitises des Etats-Unis et de la Chine, représente une région du monde où vit déjà la majorité des francophones. La France n’a pas le droit de s’en désintéresser. Ces jeunes Etats restent fragiles. Or, le développement ne va pas sans la sécurité et il n’est pas raisonnable, du simple point de vue de la prévention des crises et de l’affermissement de la démocratie, de ne maintenir de forces prépositionnées qu’à Dakar alors que l’Afrique Centrale reste une zone particulièrement instable.

Toutes ces inflexions données à notre dispositif de défense traduisent un rétrécissement de l’ambition nationale.

Ce rétrécissement apparaît également dans les projets de privatisation de la SNPE et de création de filiales minoritaires de la DCNS. La politique industrielle de défense doit rester sous le contrôle de la Puissance publique, surtout quand il s’agit de la fabrication de matériaux énergétiques nécessaires à la propulsion de nos missiles stratégiques aussi bien qu’aux fusées Ariane.

[La fusion envisagée d’une entreprise chimique comme SME, filiale de la SNPE, avec un mécanicien privé comme Safran, ne dégage pas a priori de synergies industrielles convaincantes. Est-il raisonnable que l’Etat envisage de privatiser la fabrication des poudres et explosifs nécessaires à la production des munitions ? Ce serait revenir au temps des munitionnaires !

De même, est-il envisageable que la France perde la maîtrise de la conception et de la réalisation de sous-marins à propulsion classique ? Si une alliance européenne est envisagée, à travers une filiale minoritaire, où les intérêts de nos arsenaux seraient préservés, il sera bien temps, alors, d’en saisir le Parlement. ]

Comment, à la longue, Monsieur le Ministre, le consensus national sur la Défense pourra-t-il résister à une telle accumulation d’analyses erronées ou superficielles et d’orientations dangereuses ?

Encore une fois, tout n’est pas mauvais, loin de là, dans la loi de programmation et je serai vigilant, comme la représentation nationale, à la bonne exécution des principaux programmes intéressant les matériels dont nos armées ont besoin, mais l’adhésion durable de la nation ne peut aller qu’à une politique conforme à l’intérêt national.

Certains membres de mon groupe, le RDSE, privilégieront dans leur vote les moyens que la loi de programmation accorde à nos armées. D’autres seront plus sensibles à la désinvolture avec laquelle le gouvernement traite le Sénat, et plus encore la réorientation de notre politique extérieure et par conséquent de notre politique de défense. Ils s’abstiendront ou voteront contre.

Comment sera-t-il possible en effet de maintenir durablement une défense indépendante après que nous ayons réintégré le giron de l’organisation militaire de l’OTAN, quarante trois ans après que le Général de Gaulle nous l’a fait quitter ? Il faudra nous en convaincre, Monsieur le Ministre et nous jugerons sur les actes.


Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Mercredi 15 Juillet 2009 à 23:03 | Lu 3463 fois


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