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La Chine, « dragon » colossal ou partenaire stratégique ?


par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, septembre 2003


Faut-il avoir peur de la Chine ? C’est une crainte qui se répand comme une traînée de poudre dans les vieux pays industriels : la Chine s’impose comme l’« atelier du monde » (1). Elle exporte désormais plus que la France (326 milliards de dollars, contre 291 pour notre pays en 2001). Les exportations chinoises progressent encore plus vite (+ 15% l’an dernier) que son produit national (+ 7%), qui a lui-même doublé de 1990 à 2000, et doit encore quadrupler d’ici à 2020, selon les prévisions des autorités chinoises. La Chine jouit d’un avantage comparatif sans égal dans le commerce international : le bas coût d’une main d’oeuvre abondante, remarquablement capable, et industrieuse (1 500 yuans - le yuan vaut approximativement un franc - environ par mois à Shanghai, beaucoup moins à l’intérieur : 800 yuans à Chongqing par exemple), coût inférieur de dix fois au moins au coût de la main d’oeuvre européenne, et sur lequel pèse, à un horizon quasi illimité, une immense « armée industrielle de réserve » : les 850 millions de paysans chinois pauvres (200 yuans par mois), désireux d’accéder à la « moyenne suffisance » dont le Parti communiste chinois a fait l’objectif emblématique de la stratégie de développement du pays.

Le cauchemar qui hante les vieux pays industriels vient de la crainte de voir les entreprises multinationales, mettant les salariés en concurrence à l’échelle mondiale, délocaliser de plus en plus leur production vers les pays à bas salaires en général, et vers la Chine en particulier. Il est peu de secteurs industriels où, dans les quelques années qui viennent, ne s’imposera pas un compétiteur chinois de premier rang. On peut légitimement s’inquiéter de savoir ce qui restera, dans la longue durée, des avantages comparatifs de l’Europe, dès lors qu’on voit Alcatel délocaliser ses laboratoires de recherche en Chine.

Cette crainte des vieux pays industriels, nous devons cependant la dominer, non seulement parce que le marché chinois s’ouvrira de plus en plus mais parce que les règles du jeu de la mondialisation sont des règles politiques. Elles évolueront inévitablement. Pour répondre à l’immense novation que représente la montée de la Chine au XXIe siècle, deux réponses doivent être élaborées : la première consiste à faire prévaloir des règles plus justes à l’échelle mondiale et cela peut se faire de manière concertée entre ces deux partenaires stratégiques que sont la Chine et l’Europe. La seconde réponse ne dépend que de nous : de même que la Chine a une approche politique de la mondialisation, de même devons-nous restaurer, en France et en Europe, la capacité politique de la puissance publique pour mettre en oeuvre une stratégie de développement permettant de tirer le meilleur parti d’une coopération plus étroite avec la Chine.

Bien sûr, la Chine entend engranger les bénéfices de la « mondialisation » telle qu’elle se développe aujourd’hui. Ses exportations représentent déjà 5% des exportations mondiales (ce qui est modeste, soit dit en passant, par rapport à sa population : 1 300 millions d’habitants, soit 21% de la population de la planète). Il est légitime que la Chine veuille se développer, sortir de la pauvreté, et prendre la place qui lui revient dans le monde.

C’est aussi l’intérêt bien compris de la France et d’une Europe européenne dans un monde que nous voulons multipolaire. Une Chine forte est nécessaire à l’équilibre du monde.

Il faut donc voir la Chine avec l’« oeil européen », et non pas avec l’« oeil américain » : dominons les partis pris idéologiques qui méconnaissent largement les aspirations réelles de la société chinoise à une vie meilleure et à la stabilité, et nous mettent automatiquement « dans la roue » des Etats-Unis. Le renouveau d’un certain nationalisme chinois est incontestable, mais son souci est plus l’unité de la Chine qu’un expansionnisme qui, historiquement, n’est pas dans sa nature. Plus encore, la Chine actuelle offre le spectacle d’un retour des valeurs confucéennes d’ordre et d’harmonie, sur les restes d’une idéologie communiste profondément ébranlée par la Révolution culturelle, tenant en lisière la contestation démocratique, et en proie aux inévitables contradictions que fait naître, au sein de la société, le choix d’un développement rapide des forces productives, à quoi semble se résumer, de prime abord, le « socialisme » chinois.

Sans doute le Parti communiste, qui joue ainsi en Chine le rôle progressiste que Marx attribuait jadis en Europe à la bourgeoisie industrielle, cherche-t-il par ailleurs à rééquilibrer le développement du pays vers l’Ouest et les régions pauvres, à promouvoir la formation, la science et la technologie, et à mettre en place un système de protection sociale, souvent d’ailleurs encore embryonnaire (sauf dans les très grandes villes).

En réalité, les autorités chinoises savent bien qu’elles ne maîtrisent pas les règles du jeu de la « globalisation » et que les Etats-Unis disposent de très nombreux moyens de pression sur la Chine : pressions commerciales à l’OMC pour l’amener à ouvrir son marché, notamment aux exportations agroalimentaires américaines, réévaluation du yuan, hausse du prix du pétrole, campagnes médiatiques déstabilisatrices (l’épidémie de Sras, fortement médiatisée, aurait coûté un point de croissance à l’économie chinoise), enfin et surtout pressions diplomatiques et militaires : ainsi le développement d’un « bouclier antimissiles », dont le développement peut épuiser la Chine dans une course aux armements éreintante .

Par son excédent commercial (plus de 50 milliards de dollars en 2001 réglés en bons du Trésor américain) la Chine est le premier financeur mondial du déficit extérieur des Etats-Unis (450 milliards de dollars). L’ambivalence de la relation de la Chine avec les Etats-Unis se manifeste aussi bien par la fascination de la jeunesse urbaine pour « l’American way of life » que par le profil relativement bas de la diplomatie chinoise, certes ferme sur les principes, mais infiniment souple dans leur application. Cette ambivalence s’explique aisément : la Chine sait qu’elle va devenir une très grande puissance au XXIe siècle, mais elle devine aussi qu’elle est « dans le collimateur » des Etats-Unis : ceux-ci, au nom de « la démocratie de marché », attendent que l’acceptation par la Chine de la mondialisation ouvre, en grand, l’immense marché chinois potentiel aux entreprises et aux exportations américaines, et sape les contrôles qu’exerce encore le Parti communiste chinois. Ils entendent y parvenir « à coup de barre à mine », s’il le faut. Ils contiendront ainsi par la même occasion un « rival potentiel » dont on sait depuis le rapport Wolfowitz (1992) qu’ils veulent à toute force éviter le surgissement, que ce soit en Asie ou en Europe. Dans le court et moyen termes, la Chine et les Etats-Unis peuvent ainsi avoir des intérêts liés : pour la Chine des parts de marché croissantes et pour les Etats-Unis un approvisionnement à bas coût et un financement assuré de leur déficit.

Mais le gouvernement de Pékin comprend aussi de plus en plus qu’il a besoin d’alliés, notamment en Europe, pour rompre l’isolement potentiel de la Chine, et plus encore qu’il ne peut séparer le développement économique du progrès social sans mettre en cause la cohésion de la société chinoise elle-même. L’économie chinoise a besoin de s’ouvrir. Mais elle ne peut devenir, sans danger pour elle-même, un colossal « dragon » sur le modèle des petits dragons de l’Asie du Sud-Est, à la croissance essentiellement tirée par l’exportation.

D’abord parce que sa population tout entière aspire à un « niveau de vie relativement aisé », selon l’expression de Jiang Zemin au XVIe congrès du PCC, la Chine doit concevoir un développement prioritairement tiré par le marché intérieur d’autant que le commerce international est, depuis trois ans, en voie de fort ralentissement. La cohésion sociale de la société chinoise l’exige, tout autant que la préoccupation légitime des vieux pays industriels de préserver leur industrie, leur emploi et leur système de protection sociale. La Chine n’a pas intérêt à coaliser le monde contre elle. Conformément à sa tradition, elle aura sans doute à faire preuve, dans les instances internationales, de sagesse et de modération, pour pouvoir continuer son développement de manière harmonieuse.

Enfin, la Chine n’ignore pas que beaucoup de pays du Sud - je pense en particulier à l’Afrique - n’ont pas les moyens d’entamer un développement comparable au sien et ont besoin d’une aide étrangère publique pour amorcer leur décollage. L’intérêt commun de l’Europe et de la Chine est d’imposer progressivement et de concert de nouvelles « règles du jeu » à la mondialisation, faute de quoi nous assisterons au grand retour du protectionnisme .

1. Revoir d’abord les règles de financement de l’économie mondiale : il n’est pas normal que les Etats-Unis absorbent 80% de l’épargne mondiale et que leur dette soit, à elle seule, le double de celle de tous les pays dits « en voie de développement ». La Banque mondiale, plutôt que de faire miroiter les gains improbables d’un nouveau cycle de libéralisation (350 milliards de dollars !), remplirait mieux son office en finançant les besoins prioritaires des pays pauvres du Sud : agriculture, infrastructures, santé, éducation, logement. Il y aurait là la base d’un nouveau « New Deal », à l’échelle mondiale, qui bénéficierait également aux économies des pays du Nord.

2. Des règles du jeu loyales impliqueront inévitablement l’introduction d’une clause sociale et d’une clause environnementale à l’OMC. La Chine serait ainsi encouragée à développer son système de protection sociale et d’indemnisation du chômage et à développer des énergies propres (filière électronucléaire, énergies renouvelables dans les campagnes ) .

3. Un accord monétaire, enfin, fixerait des bandes de fluctuation relativement étroites entre le dollar, l’euro, le yen et le yuan, de façon à éviter aussi bien les dévaluations compétitives que les concurrences sauvages.

4. Vient enfin la question du dialogue sur les « droits de l’homme » (encore conviendrait-il de ne pas oublier ceux du citoyen, qui les garantissent). C’est un problème qui se pose aux autorités chinoises elles-mêmes de savoir comment mieux associer la population à la prise des décisions pour surmonter les contradictions sociales croissantes qu’implique le choix de la mondialisation. Je suis convaincu que la Chine devrait s’engager beaucoup plus hardiment sur la voie d’une séparation progressive des fonctions du parti et de l’Etat et d’une vigoureuse décentralisation dans ses trente et une régions et villes autonomes. Le modèle républicain français montre que l’Etat, s’il le veut, peut parfaitement gérer une décentralisation très poussée, sans préjudice pour l’unité nationale. Le modèle républicain est la meilleure voie de démocratisation pour la Chine car il en respecte les intérêts fondamentaux .

Une chose est sûre : la Chine s’est éveillée ; elle ne retombera pas dans son ancien sommeil. Pour tirer le meilleur parti de cette novation formidable à l’échelle de ce siècle, la France et l’Europe ont deux choses à faire :

1. D’abord restaurer la capacité stratégique de la Puissance publique, pour mener, selon des formules à géométrie variable, mais incluant toujours l’Allemagne et la France, et si possible la Russie, des projets de recherche et de développement technologique et des coopérations industrielles, capables de maintenir à flot et de dynamiser nos entreprises. Il y a une contradiction objective entre l’intérêt de celles-ci (la « délocalisation » au nom de la rentabilité) et l’intérêt national (le maintien en France et en Europe des activités productives, notamment dans les secteurs de haute valeur ajoutée, et bien sûr des centres de recherche). L’appel au patriotisme de nos chefs d’entreprise est important mais ne suffit pas. Il doit être relayé par des politiques scientifiques, technologiques et industrielles efficaces. Il y a un nouveau compromis à imaginer en Europe entre la Puissance publique qui a un rôle d’orientation stratégique, les entreprises et le monde du travail. Il serait temps aussi que la Commission européenne réintroduise dans sa politique les grands paramètres macro-économiques (taux d’intérêt, taux de change, assouplissement des règles concernant le déficit budgétaire), et cesse, obnubilée par une vision étroite de la concurrence (refus par exemple de la fusion Legrand-Schneider), de négliger une politique industrielle visant au maintien et au développement des entreprises européennes. L’affaire Alstom est à cet égard emblématique. Les règles de fonctionnement de l’Europe en matière économique, monétaire et industrielle sont à revoir profondément.

2. En maintenant et en développant en Europe nos capacités technologiques, nous pourrons relever le défi d’une coopération à la fois plus étroite et plus équilibrée avec la Chine. Un partenariat stratégique entre l’Europe et la Chine répond à l’intérêt mutuel, dans un monde que nous voulons multipolaire.

La Chine est une partie trop importante de l’humanité pour être abandonnée au simple jeu d’un marché mondial dont ni elle ni nous ne maîtrisons les règles. Plus que jamais, alors que va être célébré en janvier 2004 le quarantième anniversaire de la reconnaissance de la Chine par le général de Gaulle, un pilotage politique s’impose pour nouer un partenariat euro-chinois stratégique. Aucun pays n’est mieux placé que la France pour y contribuer par le prestige que lui vaut aujourd’hui l’indépendance reconquise de sa diplomatie. C’est un défi majeur : penser la Chine pour façonner notre XXIe siècle.


Mots-clés : chine, mondialisation
Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Lundi 15 Septembre 2003 à 13:40 | Lu 5083 fois




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