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"Il faut retrouver l’esprit de la Ve République, le sens de l’intérêt public"


Entretien de Jean-Pierre Chevènement pour Le Monde, propos recueillis par Sylvia Zappi, 16 février 2019.


Le Monde : Quel regard portez-vous sur la situation sociale créée par les « gilets jaunes » ?

Jean-Pierre Chevènement : C’est une crise française mais aussi européenne. Elle touche tous les pays engagés dans la mondialisation depuis près d’un demi-siècle. Il n’y a pas une nation européenne qui ne soit en crise. En France, celle-ci revêt des caractéristiques originales. Les « gilets jaunes » s’inscrivent dans une tradition de jacquerie, d’émeute populaire.

On pourrait évoquer le sans-culotisme. Encore que ce dernier débouchait sur un projet républicain, plus ou moins illuministe, au sens des Lumières, ou égalitariste, au sens du babouvisme. Rien de comparable avec les « gilets jaunes ». Mais nous constatons, à l’aune de cette crise, une fracture sociale, territoriale, démocratique, institutionnelle et européenne qui vient de loin.

C’est-à-dire ?

La fracture sociale est l’effet d’une désindustrialisation consentie depuis quarante ans par nos classes dirigeantes : la part de notre industrie dans notre production est passée de plus de 20 % à 10 %. Les classes moyennes inférieures sont socialement les plus touchées, en France comme dans les pays les plus anciennement industrialisés.

Vient ensuite la fracture territoriale : treize trop grandes régions et le relèvement à 15 000 habitants du seuil des intercommunalités. On en est même venu à vouloir élire leurs présidents au suffrage universel ! C’est le meilleur moyen de délégitimer les maires et de saper la commune en tant qu’échelon de base de la démocratie.

A quarante ou cinquante communes, les décisions ne sont plus prises par les maires mais par le directeur général des services !

A cela s’ajoute une crise de la démocratie représentative…

Le sentiment que tout est permis et qu’il n’y a plus de règles de vie collective s’est banalisé. Le déclin du civisme ne peut nourrir que l’extrême droite.

La crise est aussi institutionnelle. Le quinquennat a excessivement durci les institutions de la Ve République : les députés, élus dans la foulée de l’élection présidentielle, apparaissent comme les agents du gouvernement et non plus comme les représentants du peuple. Il faudrait revenir sur cette mesure qui, à l’usage, comporte plus de défauts que d’avantages. Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron, cette démocratie corsetée éloigne les citoyens du politique.

Le gouvernement envisage une réforme des institutions comme réponse à la crise actuelle. Est-ce pertinent ?

L’actuelle proposition de révision des institutions doit être revue. La réduction du nombre de parlementaires est difficilement compatible avec l’introduction d’une dose significative de proportionnelle. La prise en compte du vote blanc, à laquelle je suis favorable, ne changera rien à l’essentiel. Ce qui serait fondamental, c’est la déconnexion de la durée des mandats présidentiel et parlementaire. Cela ferait respirer la démocratie.

On pourrait aussi rendre le référendum obligatoire sur certains sujets comme les réformes constitutionnelles ou les transferts de compétence à l’échelon européen et même aller dans le sens d’un référendum partagé. La rénovation de la démocratie représentative me paraît plus judicieuse que l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC). Il faut qu’un pays comme la France soit gouvernable. Mais ce qui compte avant tout, c’est la restauration du civisme, il faut refaire un peuple de citoyens.

On est confronté à une crise du politique et d’un système de pensée installé depuis des décennies…

Les leviers de commande échappent aujourd’hui aux responsables élus. La droite et la gauche, les partis dits « de gouvernement », n’ont adapté leur fonctionnement aux institutions de la Ve République que pour en trahir l’esprit. Ils ont été solidaires des mêmes engagements qu’ils ont défendu ensemble – l’Acte unique, le traité de Maastricht, le traité de Lisbonne, le pacte budgétaire européen (TSCG). Ils ont fini par faire la même politique. Donc les électeurs se sont de plus en plus désintéressés du jeu politique.

Regardez la montée de l’abstention ou celle des votes extrêmes ou alternatifs depuis au moins deux décennies. Les partis dits « de gouvernement » (Les Républicains et le Parti socialiste), à la dernière élection présidentielle, ont totalisé 26 % des voix seulement.

Reste que le président Emmanuel Macron a un problème : le dégagisme dont il a profité et qui le frappe aujourd’hui. Il doit en comprendre l’origine. Il devra alors en tirer les conséquences. Il le sait parfaitement, d’ailleurs : lors de ses vœux aux Français, le 31 décembre 2018, il a dit lui-même que nous approchions de la fin du cycle néolibéral.

Ce cycle, il faut le clore à moindres frais, en rebattant les cartes. C’est difficile, mais y a-t-il une autre voie ? Macron ne peut pas s’en sortir par une formule de type centriste, que les Français ont rejetée. Il faut retrouver l’esprit de la Ve République et le sens de l’intérêt public, sans opposer l’Europe et la nation. Sinon on fera le lit de l’extrême droite. Nous avons besoin de bâtir une alternative républicaine solide qui réponde aux besoins qu’ont les Français d’une meilleure sécurité économique, sociale, culturelle.

Il y a une grande méfiance envers les élus. Cela vous inquiète-t-il ?

Je rappelle qu’en 1982 et 1983, nous avions plafonné à 65 000 francs le salaire [21 0000 euros] des présidents des entreprises nationales. Aujourd’hui, au lieu de s’attaquer aux élites financières et à ceux qui vivent très grassement de leurs rémunérations, qui atteignent des niveaux affolants, on préfère pourfendre l’indemnité des parlementaires ! Mais c’est oublier que celle-ci a été faite pour libérer l’élu national des pressions excessives des lobbys.

Cette défiance populaire à l’égard des politiques vient aussi du fait qu’on a refusé de voir le gigantesque transfert de compétences vers des instances non élues et qui n’ont de comptes à rendre à personne.

C’est le cas de la Commission européenne. Celle-ci, sur la base de l’Acte unique, véritable passeport pour le néolibéralisme, a multiplié des centaines de directives dont celle, en particulier, qui a permis la libéralisation des capitaux à l’échelle mondiale, et avant même toute harmonisation de la fiscalité du capital. Tout le monde n’y a vu que du feu quand cet Acte a été présenté comme la perfection du marché commun. Les parlementaires n’ont pas compris qu’ils déléguaient un immense pouvoir à la Commission. Le peuple français a été pris par surprise et quand il s’est ravisé en 2005, en votant contre le traité constitutionnel européen, on lui a fait comprendre qu’il était trop tard.

C’est à vos yeux l’origine de la fracture européenne ?

Oui, mais elle a échappé à la plupart des citoyens. Le traité de Maastricht était censé arrimer l’Allemagne à l’Europe. En réalité, il a arrimé l’Europe au néolibéralisme et à l’ordolibéralisme allemand. Il faudrait remettre sur la table toutes les données de la construction européenne, réunir une grande conférence européenne et revoir les traités.

Comment jugez-vous la politique européenne d’Emmanuel Macron ?

Le pari initial qu’il a fait sur l’Allemagne de Mme Merkel débouche sur une impasse : la relance qu’attendait le président de la République à hauteur de plusieurs points de produit intérieur brut n’est pas du tout à l’ordre du jour. Il s’est mis dans les clous de Maastricht et Berlin n’a pas renvoyé l’ascenseur.

Il aurait fallu une politique contracyclique avec des investissements de plusieurs centaines de milliards d’euros programmés sur quelques années pour enclencher une véritable relance européenne, comme le font les Etats-Unis ou la Chine. Avec un gouvernement allemand demeuré totalement immobiliste, l’Allemagne a de fait manqué la chance qu’était pour elle l’élection d’Emmanuel Macron.

C’est cette politique qui nourrit la défiance des Français à l’égard de l’Europe ?

Les Français sont légitimement amenés à se poser la question de savoir ce que leur propose le gouvernement comme projet à moyen et long terme. L’Europe européenne est une bonne idée, mais il ne faut pas la confondre avec « la souveraineté européenne ».

Cette formulation entretient l’illusion supranationaliste d’un peuple européen, dont on sait bien qu’il n’existe pas. Je suis partisan d’un grand débat sincère où tout est mis sur la table. Prenons la mesure du temps long et des erreurs commises. Cela permettra les réorientations nécessaires.

Source : Le Monde


Rédigé par Chevenement.fr le Lundi 18 Février 2019 à 08:00 | Lu 1941 fois


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