Grands textes

Les « néocons »


par Jean-Pierre Chevènement, Marianne, n° 335 Semaine du 22 septembre 2003 au 28 septembre 2003
Les néo-conservateurs du clan Bush père et fils ont des racines très profondément ancrées dans l'histoire du pays. Animé par l'esprit de revanche, l'establishment américain mène une offensive contre-révolutionnaire depuis les années 70. L'enjeu? La survie d'un système. Analyse.


Une réaction américaine

Cette année-là (1975), la chute de Saigon et la défaite du Vietnam créèrent dans l'establishment américain un traumatisme profond, qui se répercuta longtemps dans l'histoire. « Le syndrome du Vietnam est enterré pour toujours dans les sables de l'Arabie » : telles furent, le 2 mars 1991, les propos du président George Bush père, au lendemain de la victoire écrasante des Etats-Unis sur l'Irak. Mais, plus profondément, c'est toute la contre-culture qui s'était développée à la fin des années 60 et au début des années 70 qui se trouva mise en cause : la guerre avait été perdue sur le front intérieur et c'était là qu'il fallait contre-attaquer. Pour comprendre la société américaine aujourd'hui, il faut remonter à ces années-là.

La défaite du Vietnam n'était, aux yeux de l'establishment conservateur, que la partie émergée d'un immense iceberg qui menaçait le système de la libre entreprise elle-même. Certes, il y avait l'ennemi extérieur : le communisme et, dans les pays du tiers-monde, les différents mouvements révolutionnaires ou simplement nationalistes qui gravitaient dans son orbe. Mais il y avait surtout l'ennemi intérieur, dans la société américaine elle-même. Comme toujours dans l'histoire, un mouvement révolutionnaire ou simplement contestataire entraîne souvent, par les excès mêmes qu'il comporte, une réaction en sens contraire. Le nazisme, dans son aspiration à l'ordre et à la « normalité » , s'est nourri-parmi beaucoup d'autres facteurs (chômage, peur du communisme) de la permissivité de la république de Weimar. De la même manière, la contre-culture américaine des années 60 et 70, par la négation de toutes les limites qu'elle exprimait, a favorisé la montée du réflexe néoconservateur. Time Magazine ne titrerait plus aujourd'hui comme dans son numéro du 8 avril 1966 : « Dieu est mort ! » La religion, ou plutôt les religions, se sont rarement mieux portées que dans l'Amérique d'aujourd'hui. Selon un sondage, paru en 1994 dans US News and World Report, Dieu guide les décisions de 77 % des Américains !

La libération des moeurs, le recul de la morale judéo-chrétienne, le féminisme, le mouvement gay ont leurs racines dans la contre-culture des années 70. Parallèlement, le mouvement des droits civiques et l'hostilité des campus à la guerre du Vietnam remettaient profondément en cause l'establishment Wasp (1). C'est cela qui lui a fait prendre peur. Avant même la Commission trilatérale qui, dans un rapport de 1975, intitulé « Crise de la démocratie » , préconisait un meilleur contrôle des médias, la Chambre de commerce des Etats-Unis faisait paraître, en août 1972, un mémorandum confidentiel « Attaque contre le système américain de la libre entreprise », dit aussi « manifeste Powell » .

Réaction à la contre culture des sixties
L'année 1972 vit également la candidature de Mc Govern, au nom de la gauche démocrate, et l'essor du mouvement des consommateurs, impulsé par Ralph Nader. Trente ans après le lancement du New Deal qui, à la faveur de la crise puis de la guerre, avait détrôné le big business comme acteur central du système américain, pour mettre le gouvernement fédéral à sa place, la contestation des années 60 semblait devoir donner le coup de grâce à un système qui, de la guerre de Sécession à la grande crise des années 30, avait porté l'essor des Etats-Unis : telle était du moins la perception -légèrement paranoïaque - que se faisait de la situation l'establishment conservateur.

La commission trilatérale, qui rassemblait le gratin des élites de la Triade euro-américano-japonaise et dont Zbigniew Brzezinski assurait la direction, s'interrogeait gravement en 1975 sur « la gouvernabilité des démocraties ». Evoquant Spengler et le Déclin de l'Occident au début des années 20, et la « joie mauvaise » des observateurs communistes, qui voyaient dans l'approche d'une crise générale du capitalisme une confirmation de leurs théories, la Commission trilatérale appelait à la restauration du lien entre responsabilité et liberté.

Samuel Huntington (2) discernait deux conséquences de l'élan démocratique américain des années 60 : l'extension de la sphère d'activité gouvernementale et, en même temps, le déclin de l'autorité dudit gouvernement. Le déclin de l'autorité pouvait s'observer dans une défiance croissante à l'égard des autorités gouvernementales, de la présidence et des partis politiques, mais aussi dans la famille, dans l'entreprise, à l'armée et même dans la vie associative. Samuel Huntington l'imputait pour partie au nouveau pouvoir des médias et particulièrement au journalisme télévisé, mais en recherchait les causes plus profondes, soit dans les problèmes particuliers auxquels étaient confrontés les Etats-Unis (le Vietnam, les questions raciales, etc.) soit dans un mouvement plus général (arrivée à l'âge adulte des générations du « baby-boom » nés après la Seconde Guerre mondiale ; montée des valeurs antiautoritaires dans la jeunesse), soit encore dans la réactivation des archétypes égalitaires propres à l'Amérique, qu'avait jadis portés le mouvement jacksonien.

Prudemment, Samuel Huntington conseillait « un plus grand degré de modération dans la démocratie », l'accent mis sur les autres sources d'autorité : la compétence, l'ancienneté, l'expérience, le talent, etc. Après tout la démocratie, pour fonctionner, n'avait pas besoin d'une implication générale de tous, mais au contraire d'un relâchement de cette dynamique excessive : « Il y a des limites potentiellement désirables à la croissance économique. Il y en a aussi pour une extension indéfinie de la démocratie politique. »

Devant les risques de la montée d'une « démocratie anomique » (la délégitimation de l'autorité, la « surcharge » gouvernementale, la décomposition des intérêts collectifs, l'esprit de clocher dans les relations internationales), la Commission trilatérale préconisait, outre une mise sous contrôle de l'inflation, un renforcement du leadership et particulièrement de la présidence américaine, un réinvestissement dans le champ des intérêts collectifs, une limitation du développement de l'enseignement supérieur et enfin- last but not least- « un équilibre retrouvé entre le gouvernement et les médias ».

Qu'avec modération ces choses-là fussent dites n'empêchait pas d'y discerner déjà l'amorce du retour du balancier qui, cinq années plus tard, allait porter Ronald Reagan à la tête des Etats-Unis. D'autres expressions à peu près contemporaines prenaient moins de gants pour dire qu'il allait falloir « siffler la fin de la récréation » . La « contre-révolution » était en marche : c'est ainsi que l'avocat Lewis Powell, qui devint plus tard juge à la Cour suprême, décrivait, pour ses commanditaires (la Chambre de commerce des Etats-Unis), l'adversaire parvenu au coeur des centres d'influence qui forment l'opinion : « Dans les campus, dans les médias, dans la communauté intellectuelle... chez les politiciens... Le temps est venu pour le business américain de mobiliser ses capacités, sa lucidité, pour les retourner contre ceux qui veulent le détruire. L'enjeu, c'est la suivie du système de la libre entreprise. »

Et de définir quatre grands domaines pour cette contre-offensive : « L'Académie, les médias, l'establishment politique et le système judiciaire qui interprète les lois. » La Fondation Héritage devint, à la fin des années 70, le lieu structurant de l'idéologie néo-conservatrice et le modèle de référence d'autres institutions oeuvrant dans le même sens : dérégulation de l'économie, à l'intérieur et à l'extérieur; globalisation par la promotion d'un modèle alliant l'hyperlibéralisme et la référence à la démocratie ; interventionnisme militaire appuyé sur la revalorisation d'un budget de la Défense déjà énorme. L'élection de Ronald Reagan à la présidence en 1980, après celle de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne en 1979, inaugura une période de douze ans où les néoconservateurs ( « néocons' » ) purent asseoir solidement leur influence.

Les néocons' développent une représentation du monde à la fois isolationniste et interventionniste, enracinée dans une conception providentialiste de l'histoire, celle de la « destinée manifeste » : rejet de l'ONU, assimilé à la Société des nations (où les Etats-Unis avaient d'ailleurs refusé de prendre leur place), refus de toute alliance contraignante (« la mission seule définissant la coalition »), droit affirmé à la « guerre préventive » contre tout ennemi assimilé au « mal », rêve de protection absolue à l'abri d'un bouclier antimissile : nous sommes très près d'une mentalité de cow-boy.

L'idéologie des intellectuels néoconservateurs ne rejoint celle des fondamentalistes chrétiens que sur un point, mais il est capital : le refus de ce qu'ils appellent le « relativisme moral », hérité aussi bien de la contre-culture des années 60 que de la real politik kissingerienne. Mais, du rejet du relativisme moral à l'arrogance dogmatique et à l'impérialisme déchaîné, il n'y a qu'un pas, vite franchi.

Anciens intellectuels de gauche ou d'extrême gauche reconvertis dans la pensée « dure » , par haine de la pensée « molle » et du politiquement correct post-soixante-huitard, les néocons' sont à la fois les héritiers d'une idéologie impériale extrême et ceux d'une tradition philosophique prompte à fustiger le mal, celle de Léo Strauss, philosophe allemand émigré aux Etats-Unis à la fin des années 30 et d'Allan Bloom, son disciple, qu'un livre [l'Ame désarmée, Julliard , 1987) sur le déclin de l'université américaine avait rendu célèbre.

Héritiers de l'idéologie de la guerre froide
« Les idées naissent reines et meurent esclaves », a écrit Bertrand de Jouvenel. Les néocons' sont aussi les héritiers de l'idéologie de la guerre froide. Adversaires déterminés d'une détente dont l'URSS eût pu profiter et, en définitive, sortis vainqueurs de cette confrontation, pour avoir su accroître la pression tout au long des années 80, les Paul Wolfowitz, Richard Perle, Condoleezza Rice, etc., n'ont nullement désarmé après la fin du communisme. C'est une pensée de la guerre froide dans l'après-guerre-froide. C'est avec ce genre de raisonnement que les Etats-Unis ont mis à bas l'ONU en 2003, comme ils avaient déjà ruiné la SDN au début des années 20, en refusant d'y adhérer.

« La prise de Bagdad va doper la confiance des faucons de Bush », a écrit le politologue Stanley Hoffmann. Mais toute poussée suscite sa contre-poussée. Le Moyen-Orient ne retrouvera jamais sa stabilité. L'exemple donné par les Etats-Unis en Irak marque une rupture profonde de l'ordre international. Plus qu'à la démocratie, l'avenir du monde appartient à la guerre, fût-ce celle des civilisations.

Sans doute l'avènement des néoconservateurs constitue-t-il une de ces oscillations périodiques dans l'histoire longue. Comme il y a des cycles de Kondratiev en économie, il existe dans l'ordre moral et politique, des pulsations qui, semblables au mouvement des marées qui structurent l'histoire des sociétés. La révolution néoconservatrice américaine répond non seulement à la contre-culture des années 60 et 70, mais plus profondément à la période du New Deal inauguré en 1933 par l'élection de Roosevelt à la présidence des Etats-Unis. Le rooseveltisme a survécu jusqu'à Lyndon Johnson et même jusqu'à Richard Nixon. Depuis le milieu des années 70, le big business a progressivement repris le dessus. Le 11 septembre 2001 lui a permis de cadenasser son pouvoir. « Des forces unilatéralistes et autoritaires », selon l'expression de Willima Pfaff, ont pris le dessus.

Les facteurs d'instabilité restent cependant profonds. Le déficit abyssal de la balance extérieure des Etats-Unis ne sera pas comblé par le glissement vers le bas du dollar. Certes, Les Etats-Unis peuvent plonger plus encore l'Europe dans la crise, mais il deviendra de plus en plus clair qu'une réponse fondée sur la consommation américaine comme dans les deux précédentes décennies (1982-1990, 1993-2000) a peu de chances de se renouveler. Depuis Reagan, une corrélation de plus en plus étroite s'est établie entre la monétarisation de l'économie et le règne du dollar, mais cette superpuissance américaine repose sur une fiction de plus en plus difficile à soutenir. Il faut convaincre les détenteurs de fonds de placer en dollars leur trésorerie : l'économie américaine draine ainsi 80 % de l'épargne mondiale. Jusqu'à quand ce système pourra-t-il fonctionner? Le monde ressemble à une pyramide inversée dont la pointe est constituée par un débiteur insolvable mais doté de grandes capacités de nuisance

* Ancien ministre, président du Mouvement répubicain et citoyen.

(1) Wasp: White Anglo-Saxon Protestant.

(2) Auteur du Choc des civilisations, Odile Jacob, 1987.


Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Lundi 22 Septembre 2003 à 19:22 | Lu 9872 fois



1.Posté par Deléage Jean-Paul le 16/11/2006 15:08
Cher Jean-Pierre Chevènement, ne doutez pas du soutien que vous apporteront celles et ceux qui pensent encore que des mots comme socialisme, République, laïcité, ... ont encore un sens.
Vous êtes en mesure de convaincre des centaines de milliers d'électeurs que le théâtre d'ombres Ségo-Sarko n'est pas une fatalité.


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