Carnet de Jean-Pierre Chevènement

Hommage à Georges Sarre


Discours de Jean-Pierre Chevènement lors de l'hommage public rendu à Georges Sarre à la Mairie du 11ème arrondissement de Paris, le mardi 5 février 2019.


Georges Sarre a d’abord été un pionnier, qui a renouvelé l’offre politique de son temps et son rôle a été décisif. C’est le secret de notre amitié.

Amitié, un mot souvent galvaudé en politique, où les proclamations d’amitié ne manquent pas mais où on connait plus souvent les manquements à l’amitié que le don de soi qui va avec l’amitié. Or Georges m’a apporté cette amitié qui n’impliquait nul renoncement de sa part à ses convictions. Une amitié véritable, entière, indéfectible, une amitié sans faille pendant plus de cinquante ans, née le jour de décembre 1964 où nous avons adhéré ensemble à la 14ème section du Parti socialiste, Villa Duthy. 1964, c’était aussi l’année du mariage de Georges Sarre avec Jacqueline qu’il avait rencontrée dans une fête populaire à Chénérailles.

Sur une poutre de la Villa Duthy, une inscription de Bracke-Desrousseaux : « Le socialisme n’a pas besoin de surhommes, il a besoin d’hommes sûrs ». Sûr, Georges l’était assurément, comme une forteresse de convictions, républicaines, laïques et bien sûr socialistes, mais il avait aussi un petit côté « surhomme ». J’y reviendrai.

Georges avait le socialisme dans le sang : à la fois sens de la justice, esprit de liberté, fraternité avec les humbles, et j’ajoute patriotisme, nullement ostentatoire mais profondément enraciné. Ce socialisme républicain, il le tenait sans doute de son père, Alcide, maire de Chénérailles, longtemps président de la Commission départementale de la Creuse, lui-même fils d’enseignants laïques. Il y a une rue Alcide Sarre à Chénérailles où Georges a grandi et où il reposera demain au milieu des siens, dans ce rude pays de la Creuse, qu’avant la Révolution on appelait la Marche. Georges est un enfant de cette terre austère dont les hommes cependant ont déjà la poignée de mains et le verbe chaleureux de l’Occitanie voisine. N’était-ce pas là le secret de la relation que Georges et Jacques Chirac ont su établir entre eux ? N’oublions pas que, Jacques Chirac étant le maire de Paris, Georges a été, de 1977 à 1995, le chef de l’opposition de gauche.

Cette amitié sans restriction s’est forgée très vite entre nous, dans laquelle entrèrent dès 1965 Didier Motchane, un peu plus tard Pierre Guidoni et Jacques Vidal prématurément disparu, puis d’autres ici présents, Loïc Hennekinne, Michel Suchod, avec sans doute le sentiment d’un destin, d’une prédestination. Il fallait faire ensemble l’union de la gauche et un Parti socialiste renouvelé dans ses idées et puisant dans le peuple ses racines. C’était la condition de la venue de la gauche au pouvoir. Et nous le ferions ! Nous en avions la certitude, avant même de connaître François Mitterrand que nous nous résolûmes d’aider dès qu’il devint candidat unique de la gauche.

Et nous l’avons fait grâce à Georges qui avait quand même un petit côté « surhomme ». Il faut lui rendre cette justice : sans lui, rien n’eût été possible. Georges avait le génie de l’organisation. Il savait repérer les têtes, s’entourer judicieusement (il avait discerné en Jean-Yves Autexier une perle rare). Il savait déléguer les responsabilités, sans jamais cesser d’être le chef. Georges avait une autorité naturelle. Plus tard ministre, il savait remettre à leur place énarques et polytechniciens, appuyé sur un sens politique hors pair.

Georges, à l’époque où le Centre de tri de Paris-Brune comptait 2000 postiers, avait su lancer une Association de postiers socialistes qui rayonna bien vite dans tout Paris. Georges qui ne s’en laissait compter par personne, me fit confiance quand je lui exposai le projet et le plan de bataille du CERES. C’était le sien, celui qui l’avait poussé à adhérer au Parti socialiste. Georges apporta au CERES naissant beaucoup de réflexion de bon sens et le lesta d’un savoir-faire politique et pratique dont nous avions bien besoin.

Ce n’était simple ni pour lui ni pour moi d’adhérer à la SFIO car nous étions tous les deux des anciens d’Algérie. Georges avait été sous-officier dans une unité de tirailleurs dans le Constantinois et nous puisions dans notre expérience la volonté de rompre avec l’ancien monde dans lequel nous rangions les responsables du parti auquel nous venions d’adhérer pour en subvertir la ligne.
Nous commençâmes par prendre la majorité dans la 14ème section et nous fîmes campagne ensemble aux législatives de juin 1968 dans la circonscription dite des trois Monts (Montparnasse, Montsouris, Montrouge) sous la bannière de la FGDS, mais déjà avec des idées bien à nous. Dans la foulée de mai 1968, nous étions sûrs d’avoir au fond de la poche la petite clé qui ouvrirait les portes de l’avenir.

Et là, je veux rendre hommage à Georges et lui dire ma reconnaissance. Une fin d’après-midi d’automne 1969, je me trouvais à Besançon, chez mes parents. Le téléphone sonne. C’était Georges : « Nous venons de prendre la Fédération de Paris », me dit-il. J’en fus stupéfait : grâce à un patient travail d’organisation et d’implantations dans toutes les sections de Paris, Georges avait fait presqu’à lui seul triompher notre motion et la ligne qui allait devenir, deux ans après, celle du parti d’Epinay. Georges devint naturellement le Premier secrétaire de la Fédération de Paris qui se dota bientôt d’un logo qui ferait son chemin : le Poing et la Rose. La Fédération de Paris devint le centre de la toile que nous tissâmes en deux ans au sein du Parti socialiste. Sans ce travail militant, Epinay n’eût pas été possible. Sans le CERES à Epinay et à Metz, François Mitterrand ne serait pas devenu ou resté Premier secrétaire du Parti socialiste et sans lui, l’alternance de 1981 ne se serait pas produite.

Mais sans Georges Sarre, le CERES n’eût pas été possible. Et le Parti socialiste d’Epinay, tel que des milliers de militants l’ont vécu, n’aurait pas su non plus devenir un grand parti populaire sans Georges Sarre dont François Mitterrand fit au lendemain d’Epinay, le secrétaire à l’Organisation et aux Entreprises.

De 1975 à 1981, il s’est créé près d’un millier de sections socialistes d’entreprises. Le nombre d’adhérents a plus que quadruplé. Il y avait une dynamique extraordinaire, politique, organisationnelle, intellectuelle à travers les réseaux qu’animait Didier Motchane, avec les revues Repères, Enjeux, Frontière. Et puis il y avait dans les Congrès les discours de Guidoni, de loin le meilleur orateur d’entre nous. Mais tout cela n’aurait pas été possible sans le rôle de Georges, brillamment secondé par Michel Charzat, entouré d’une équipe extraordinairement motivée et efficace.

Le Parti socialiste est ainsi devenu un parti populaire, un parti dans lequel une majorité des ouvriers et des employés reconnaissaient leurs aspirations. L’influence électorale du PS dépassa bientôt celle du Parti communiste. Tout cela n’aurait pas été possible, sans la ligne d’Epinay bien sûr, mais sans le rôle initial de Georges Sarre et sans le cachet d’authenticité qu’apportaient Georges et ses équipes.

Inspecteur des Postes, il était naturellement syndiqué, à FO longtemps, puis à l’époque d’Eugène Descamps, à la Cfdt. De son expérience syndicale, il avait su tirer le meilleur pour faire du Parti socialiste un parti ancré dans le Peuple. Son secret ? Georges aimait le Peuple. Il allait au contact, riait de bon cœur avec les militants, tout le contraire d’un homme triste.

Georges était féru d’Histoire. Il s’intéressait particulièrement à la Révolution française. On n’avait pas besoin de lui apprendre ce qu’était la citoyenneté. C’était pour lui la capacité de parler d’égal à égal avec chacun, sans fard, sans artifice, mais le cœur ouvert. Il s’attachait ainsi des dévouements inébranlables. Son action était si efficace que la croissance du PS bénéficia beaucoup trop au CERES. Ses mandats passèrent de 8,5% en 1971 à 25,4% au Congrès de Pau en février 1975.

François Mitterrand s’en avisa : « J’ai connu dans ma jeunesse, nous dit-il un jour, des jeunes gens comme vous, qui se seraient fait fusiller les uns pour les autres. Mais si je vous suivais, nous aurions peut-être 150 députés, mais nous ne parviendrions jamais au pouvoir. Or le pouvoir est la noblesse de la politique ».

Il va de soi que nous n’avions nullement l’intention d’empêcher François Mitterrand d’être élu président de la République. Peut-être ne voulions-nous pas faire le même Parti socialiste ni, au fond, la même politique. Mais nous voulions le faire élire. La gauche n’avait aucun autre candidat crédible.

François Mitterrand a donné au Parti socialiste en 1981 une formidable rente de situation dans les institutions de la Vème République. De 1981 à 2017, les socialistes ont été au pouvoir les deux tiers du temps : 24 ans sur 36.

Mais peut-être les raisons pour lesquelles le Parti socialiste pouvait prétendre au pouvoir se sont-elles perdues en route. Ainsi en avons-nous jugé, au fur et à mesure que le PS se détournait des classes populaires. Nous avons constaté la déshérence de la politique industrielle, la libéralisation des mouvements de capitaux non pas seulement à l’intérieur du Marché commun, mais vis-à-vis des pays tiers c’est-à-dire à l’échelle mondiale. Nous découvrîmes avec stupéfaction le catéchisme libéral qu’était le texte du traité de Maastricht.

Ensemble, nous avons alors créé le Mouvement des Citoyens dont Georges a été le deuxième président. Nous avons jugé, à tort ou à raison, que plutôt que d’arrimer l’Allemagne à l’Europe, ce traité allait achever d’arrimer la France au néolibéralisme.
Nous ne voulions n »ni périr ni trahir » comme on disait à l’époque. Georges n’a pas trahi. Il a témoigné pour les générations futures qui relèveront demain le drapeau de la République et d’un socialisme ressourcé à ses valeurs.

Georges était un homme de convictions mais ce n’était pas un sectaire. Comme moi, il était socialiste mais il convenait qu’à partir d’un certain point, la République passait au-dessus d’idéologies partisanes qui ne voulaient plus rien dire, parce que la gauche et la droite, fonctionnant sur le même logiciel, avaient tourné le dos aux idées qui les justifiaient à l’origine.

Georges Sarre était un républicain. Et même un républicain sourcilleux. Quand je réchappai d’un accident thérapeutique en 1998, la presse cria au miracle. Georges réagit aussitôt : « S’il y a un miracle, il faut qu’il soit entendu que c’est un miracle républicain ». C’est à Georges que je dois donc d’être devenu le « miraculé de la République ». Et quand il s’avisa de me demander de savoir ce qu’il y avait « de l’autre côté », je lui répondis : « Tu peux continuer à travailleur comme avant ! »

Georges n’était pas seulement un citoyen exemplaire : il n’y a pas besoin d’être sorti des grands corps de l’Etat pour avoir le sens de l’intérêt général. Georges restera certainement dans l’imaginaire national (comme secrétaire d’Etat aux Transports touriers et fluviaux) le ministre qui a instauré le permis à points et le contrôle technique des véhicules. Mais de quelle fermeté n’a-t-il pas dû faire preuve pour tenir tête aux opposants ! La réduction du nombre de morts sur les routes alors deux fois plus élevé qu’aujourd’hui passait avant le souci de sa popularité.

Georges restera pour bien plus que cela, tout au long d’une carrière exceptionnellement riche :
- Fondateur du CERES à 30 ans,
- Premier secrétaire de la Fédération de Paris à 34 ans,
- Secrétaire national du Parti socialiste à 36ans,
- Conseiller de Paris de 1971 à 2014, c’est-à-dire pendant 43 ans,
- Député européen en 1979,
- Député du XIème arrondissement de 1981 à 1988,
- Ministre de 1988 à 1993,
- Réélu député en 1993 jusqu’en 2002,
- Adjoint au maire de Paris chargé de la sécurité,
- Et surtout maire du XIème arrondissement de 1995 à 2008, mandait qu’il affectionnait particulièrement.

Cette carrière restera marquée par la constance de son engagement républicain et laïc.

C’est ainsi que, par le biais d’une société d’économie mixte, la SEMAEST, il œuvra à préserver la diversité d’un quartier du XIème arrondissement (Popincourt-Sedaine) menacé par une politiquer de rachats massifs de petits commerces par un groupe chinois. Sur ce dossier comme sur d’autres, Georges développait une énergie formidable. On lui doit d’innombrables réalisations, ainsi la rénovation de la maison des Métallos.

Georges était à l’écoute de chacun, ne se lassait jamais, trouvait des solutions. Il n’a pas été seulement un grand maire du XIème arrondissement. C’était une grande figure de la vie politique parisienne depuis qu’en 1977 il avait failli être élu maire de Paris, battu de seulement trois mille voix par Jacques Chirac, un candidat évidemment insurpassable !

Tant de souvenirs heureux nous ont réunis, non seulement politiques mais intimes, combats mais aussi valeurs partagées avec Jacqueline et Nisa.

J’ai perdu plus qu’un frère, un ami incomparable. Au moment de nous séparer, je veux te dire ma gratitude, Georges. Merci de tout ce que tu m’as, de ce que tu nous as apporté.

De cette relation unique, je ne peux séparer l’admirable femme de Georges, Jacqueline, qui a veillé quotidiennement sur lui tout au long d’une terrible maladie. Jacqueline qui communiait avec Georges dans les mêmes idéaux, une femme vaillante, une femme magnifique, une « institutrice » comme on disait autrefois, du latin instituere, « mettre debout », qui tout au long de sa vie a été le pilier sur lequel il a pu s’appuyer, avec leurs deux grands fils, Philippe et Claude, toujours présents et dont Georges était fier de la réussite, et leurs petits enfants Valentin, Chloé et Florent qui ont permis à Georges d’exercer l’art d’être grand-père. Ils ont connu un père et un grand-père vivant.

Ils peuvent, comme nous tous, puiser dans l’exemple de Georges Sarre, un républicain de principes, qui ne séparait pas le combat pour la justice sociale et le combat pour la France. Nous ne disons pas « Adieu ! Georges », tu entres dans la mémoire collective. Comme les républicains d’autrefois, ceux d’aujourd’hui et de demain se lèvent pour saluer le grand citoyen et lui dire ensemble, au moment de nous séparer, selon la forme ancienne, « Salut et fraternité ! ».


Mots-clés : georges sarre
Rédigé par Chevenement.fr le Mercredi 6 Février 2019 à 12:56 | Lu 3033 fois



1.Posté par Claude JENGER le 06/02/2019 16:44
cjcitoyen@gmail.com
Bien entendu, rien à ajouter, si ce n'est la fierté d'avoir travaillé avec eux de 1973 à 2002.
Que ceux qui se lancent aujourd'hui avec le "parti de la gauche républicaine et socialiste" dans la reconstruction de la gauche unie, s'imprègnent de l'idée que la cause du peuple ne se défend pas dans les réseaux sociaux, les bureaux et les laboratoires, mais à ses côté, avec lui.
Certes, c'est plus facile en en faisant partie ... que les autres fassent l'effort de comprendre, sans compassion ni condescendance, ces plaies des arrivistes, en politique comme ailleurs.
Salut et Fraternité

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