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"Charles Péguy vu par Jean-Pierre Chevènement"


Entretien de Jean-Pierre Chevènement au journal "Le Figaro", jeudi 4 septembre 2014. Propos recueillis par Sébastien Lapaque.


LE FIGARO : Existe-t-il des pages en prose de Charles Péguy qui ne vous ont pas quitté depuis que vous les avez découvertes, des vers que vous savez par cœur ?
JEAN-PIERRE CHEVÈNEMENT : Il y a la litanie de quatrains d'Ève, que je cite dans mon dernier livre :

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle.
»

Ces vers émouvants interpellent d'autant plus qu'ils ont été écrits en 1913, peu de temps avant ce qui pour la France agressée était bien une « juste guerre ». Ce qui me touche chez Péguy, c'est sa capacité à inscrire son idéal républicain sans concession dans une visée temporelle, en rappelant que la « République, notre Royaume de France » a aussi besoin d'être défendue. Dès 1905, quand le coup de Tanger a contraint le ministre des Affaires étrangères français Delcassé à la démission, il a pressenti avec une acuité prémonitoire ce qui allait suivre. Il faut rappeler que le caractère mondial de la guerre de 1914 résulte de l'application du plan Schlieffen. On ne peut pas mettre sur le même plan les accords d'état-major franco-russes de 1912, qui visaient à une simple coordination militaire, et le plan Schlieffen, qui prévoyait l'invasion d'un pays neutre pour mettre la France hors de combat en six semaines avant d'envahir la Russie. Ce sont des faits qui ont été presque totalement occultés lors des commémorations du centenaire. Leur rappel est nécessaire.

Comme Charles Péguy le suggère, pensez-vous qu'on puisse être à la fois mystique et laïque ?
La laïcité, c'est la conviction que les hommes peuvent s'entendre sur leur intérêt commun par l'exercice de leur raison naturelle et autrement qu'à travers une Révélation qui leur serait propre, à l'écart donc des dogmes religieux. Mais cette confiance en l'esprit humain n'empêche pas chaque homme de trouver ses motivations dans ses croyances y compris religieuses et n'exclut donc nullement la transcendance. On peut parfaitement être républicain et mystique.

L'œuvre de Charles Péguy renferme-t-elle des équivoques, ainsi qu'ont pu le soutenir Julien Benda ou Bernard-Henri Lévy ?
C'est dans La Trahison des clercs que Julien Benda fait ce procès à Charles Péguy. Était-il opportun de s'en prendre à lui en 1927 alors que les menaces d'un pangermanisme revanchard étaient loin d'être dissipées? Il faut resituer Péguy dans l'histoire réelle, celle d'un combat pour l'indépendance de la France face à un pangermanisme qui, après 1918, ne voulait pas s'avouer vaincu, même si l'hitlérisme représente une mutation radicale et ne saurait se résumer à une surenchère revancharde. Le discours de Bernard-Henri Lévy qui fait de la France la matrice du fascisme est une accumulation d'impostures quand ce n'est pas la reprise pure et simple des thèses de Zeev Sternhell. Certes, Vichy a cherché à récupérer Péguy. Mais Péguy a été très important aussi pour la Résistance et pour de Gaulle lui-même.

Comment jugez-vous sa querelle avec Jaurès, qu'il accuse d'avoir trahi la mystique républicaine, socialiste et patriotique ?
Lorsque Péguy écrit: « Il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale c'est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix », c'est une forme de polémique inacceptable ! Si j'en crois Jean-Pierre Rioux, il eut heureusement le réflexe de parler de « crime odieux » lorsqu'il apprit que Jaurès avait été assassiné… Charles Péguy faisait partie de ces hommes de gauche qui, comme le grand germaniste Charles Andler, avaient essayé de mettre en garde les dirigeants de la SFIO contre les illusions qu'ils nourrissaient sur l'Allemagne du second Reich et même sur la puissante social-démocratie allemande, dont ils sous-estimaient le désir d'intégration au second Reich allemand. Péguy jugeait non sans raison que Jaurès n'était pas suffisamment sensible au danger du pangermanisme dont les militants peu nombreux exerçaient néanmoins une influence très puissante. Je pense aussi que Jaurès, malgré sa large vision des choses, n'a pas vu juste sur les circonstances qui ont conduit à la guerre de 1914. Il croyait que c'étaient les pressions d'Iswolsky, l'ancien ministre des Affaires étrangères de la Russie, devenu ambassadeur à Paris, qui pouvaient conduire à la guerre, alors qu'en réalité c'est l'application du plan Schlieffen, c'est-à-dire d'un plan de guerre préventive qui a donné son caractère mondial à la guerre. Péguy avait beaucoup mieux compris l'enchaînement des événements.

Venons-en à son actualité. « Le monde souffre infiniment plus du sabotage bourgeois et capitaliste que du sabotage ouvrier. Non seulement c'est le sabotage bourgeois et capitaliste qui a commencé, mais il est devenu rapidement presque total », écrit Péguy. Avait-il vu venir le déchaînement d'hubris et de volonté de puissance dans les sociétés libérales avancées ?
Péguy porte un regard féroce sur l'argent. Mais son inspiration est au moins autant catholique que socialiste. Péguy pressent la marchandisation, notamment dans le domaine de l'éducation, le délitement des valeurs et des sociétés traditionnelles et «même la disparition d'une classe ouvrière qu'on ne verra plus». Tout cela a été expliqué avec talent par Alain Finkielkraut dans Le Mécontemporain. Péguy est d'abord un socialiste moral.

Ce qu'il écrit dans L'Argent, « le parti politique socialiste est entièrement composé de bourgeois intellectuels », n'est-il pas un avertissement adressé à une gauche qui voudrait gouverner sans le peuple?
Péguy est mort il y a cent ans. Je ne suis donc pas tout à fait d'accord pour le faire parler des problèmes d'aujourd'hui. Mais il est vrai qu'il est navrant que le Parti socialiste ait abandonné sa vocation première qui était le rassemblement prioritaire des couches populaires. Il valait peut-être mieux que ce soit le Parti socialiste ou le Parti communiste qui représentent ces couches plutôt que le Front national.

Comment expliquez-vous le fait que la sensibilité patriotique et républicaine, «à la Péguy», ne soit plus représentée au sein de la gauche ?
Parce que la gauche a délaissé le paradigme républicain pour celui de l'Europe libérale, dans le cours des années 1980. C'est à cette époque qu'a été abandonnée l'idée d'un Parti socialiste ayant pour mission de transformer la société française dans le cadre d'un projet national. À l'ambition de mettre en place les conditions d'une plus grande justice a été substituée celle de construire l'Europe sur la base de postulats néolibéraux. Car l'Acte unique, grand acte de dérégulation, repose tout entier sur la croyance en l'efficience des marchés. Cette mutation du Parti socialiste est tellement grosse qu'il y a des socialistes qui commencent seulement aujourd'hui à s'en aviser. Péguy accusait le parti socialiste de son temps d'être entièrement composé de bourgeois intellectuels. À l'époque, ce n'était pas vrai, même s'il y avait des intellectuels prestigieux autour de Lucien Herr, Durkheim, etc. J'aimerais que le Parti socialiste abrite encore en son sein des intellectuels de cette envergure !

Source : Le Figaro


Mots-clés : jaurès, ps, péguy
le Jeudi 4 Septembre 2014 à 13:47 | Lu 7567 fois



1.Posté par France RÉPUBLIQUE le 06/09/2014 20:45
Merci, JPC pour ce beau portrait de ce patriote majeur, qui fut concomitamment (et sans contradiction aucune, à l'inverse des billevesées répandues par les sectaires de tous poil, qui veulent arraisonner Péguy et le soumettre à leur idéologie) républicain, socialiste et catholique.

"je pars défendre la République universelle" disait le lieutenant Péguy...les "socialistes " en peau de lapin à la Flanby, en génuflexion permanente envers la Grande Allemagne, feraient bien d'en prendre la graine.

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