Entretien paru dans Le Monde, 8 juillet 2003


Cet entretien a été relu et amendé par M. Chevènement.

Vous vous étiez prononcé en faveur du "non". Que vous inspire ce résultat ?
La Corse aspire à la normalité républicaine. Elle a dit non à un rafistolage institutionnel concocté entre M. Sarkozy et les indépendantistes. C'est un échec pour ceux-ci comme pour le gouvernement. C'est aussi un échec pour le PS, qui s'était engagé bien imprudemment à soutenir un projet de statut qui faisait des indépendantistes la clé des futures majorités dans l'assemblée corse. C'est surtout une victoire des républicains, regroupés derrière Emile Zuccarelli, Nicolas Alfonsi et Jérôme Polverini. Au-delà de la Corse, c'est un échec pour M. Raffarin, pour sa réforme constitutionnelle à l'enseigne d'une France pseudo-décentralisée. La France ne veut pas être découpée en une multitude de fiefs et de baronnies. Elle attend qu'on lui fixe une claire perspective républicaine.

Les Corses ont-ils rejeté la nouvelle organisation territoriale ou le risque de conforter les indépendantistes ?
Je crois qu'il y a, dans l'île, une grande méfiance à l'égard de toute dérive vers l'indépendance ou vers quelque chose qui y ressemblerait. Les indépendantistes ont toujours réaffirmé leur objectif. Le facteur décisif a sans doute été le rejet d'un statut particulier concocté en haut lieu et le besoin profond d'un ancrage dans la France et la République. La Corse a montré qu'elle ne voulait pas se laisser acheter. Elle a un tempérament quelque peu rebelle. Cela mérite d'être salué dès lors que cela s'exprime par la voie des urnes. Je dis bravo !

Le statu quo vous paraît-il de nature à résoudre les problèmes qui se posent dans l'île ?
Je n'ai jamais donné la priorité aux réformes institutionnelles mais je ne les ai jamais exclues non plus. Et on peut imaginer qu'avec l'accord d'Emile Zuccarelli et des autres républicains de l'île, quelques mesures de bons sens puissent être prises, par exemple augmenter la prime majoritaire pour la liste arrivée en tête à l'élection de l'Assemblée de Corse. Ce serait un moyen de donner à l'île une majorité stable, gouvernable, dont la Corse a besoin pour mener à bien son développement. Les Corses, comme les Français du continent, ont besoin d'une claire majorité dans leur collectivité. Ils ont manifesté leur attachement au département, parce que le département, c'est aussi la proximité. Ils ont refusé la concentration de tous les pouvoirs dans une assemblée élue au scrutin proportionnel où les indépendantistes auraient été les maîtres du jeu.

L'arrestation d'Yvan Colonna a-t-elle, selon vous, modifié le vote des nationalistes, favorables au "oui"?
C'est très difficile à dire. Cette autre bonne nouvelle pour la Corse aurait pu, tout aussi bien, peser sur la détermination de l'électorat républicain qui souhaitait une manifestation de fermeté. Il est hasardeux de spéculer sur les effets de cette arrestation mise en scène à grand spectacle. Arrestation dont je me réjouis au demeurant.

Cet échec du gouvernement obère-t-il la mise en oeuvre de la loi de décentralisation ?
Je pense que c'est un très mauvais coup pour l'idée de l'Europe des régions. Les Français viennent de manifester, à travers leurs concitoyens de Corse, leur attachement au modèle républicain et leur refus d'une dissociation de la France. Je me tue à le répéter depuis très longtemps. Dans cette élection, l'UMP, le PS, les indépendantistes, la moitié du PRG pesaient dans le sens du "oui" et c'est le "non", défendu par les républicains, très minoritaires en apparence, qui l'a emporté. Cela devrait faire réfléchir plutôt que de susciter des commentaires aigres-doux. M. Sarkozy enferme le débat dans un faux dilemme : le statu quo ou le progrès qu'il incarnerait ! On peut quand même concevoir les choses autrement !

Propos recueillis par Christine Garin
Mots-clés : corse

Rédigé par Chevenement2007 le 8 Juillet 2003 à 21:47 | Permalien

Lettre n°4 de l'Institut François Mitterrand, dossier "Le congrès d'Epinay", 20 juin 2003


Quand s’ouvre le congrès d’Epinay, aucune des composantes du Parti socialiste élargi à la C.I.R. n’est assurée de disposer d’une majorité. Les motions d’Alain Savary et de Jean Poperen (la gauche du N.P.S. d’Issy-les-Moulineaux) réunissent à elles deux 41 000 mandats environ, chiffre que n’atteint pas la réunion de la motion dite des "Bouches-du-Nord" (Pierre Mauroy et Gaston Defferre) et de celle des conventionnels (dite Mermaz-Pontillon).

Restait le C.E.R.E.S., dont les 7775 mandats (environ 8,5%) pouvaient être neutralisés ou décisifs selon le mode de désignation des dirigeants que retiendrait le congrès.

Jean-Pierre Chevènement raconte, dans le texte qu’on va lire, comment, en quelques heures, ses rapports avec François Mitterrand, qui n’étaient jusque là que d’"amicale connivence", se changèrent en alliance politique pour donner au congrès d’Epinay une majorité imprévue.
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Le Congrès se joua d’emblée, le samedi 12 juin, dans un débat sur les "structures" ou, si l’on préfère, les "statuts", c’est-à-dire, pour l’essentiel, sur le mode de désignation des dirigeants du nouveau parti. Pierre Joxe, rapporteur au nom de la "Commission des structures", proposa de conserver l’élection du comité directeur au scrutin majoritaire, avec une illusoire protection des minorités. C’était le système de la SFIO depuis 1946. Avec ce système, qui autorisait le "tir au pigeons" et incitait les courants majoritaires à se fondre, le Ceres eût été à coup sûr marginalisé ; le point d’équilibre se serait trouvé entre Pierre Mauroy et Alain Savary. Cette proposition de Pierre Joxe nous fit voir combien nous étions loin d’occuper le centre du jeu dans l’esprit de François Mitterrand lui-même.

Pierre Joxe présenta ensuite deux autres options "minoritaires" : la proportionnelle intégrale et la proportionnelle avec seuil, en évoquant deux chiffres,10 % ou 15 %, qui eussent tous deux relégué le Ceres, avec ses 8,5 %, dans les limbes. Là aussi nous sentîmes passer le vent du boulet.

Trois orateurs furent désignés pour présenter chacune des options : Pierre Joxe pour le scrutin majoritaire, Dominique Taddéi pour la proportionnelle avec seuil et moi-même pour la proportionnelle dite intégrale, en fait avec un plancher très bas. Pierre Joxe se fit le chantre de l’unité du parti et de la lutte contre les tendances. Ce rôle de procureur lui allait à merveille. Au nom de la motion "Savary-Mollet ", Dominique Taddéi s’en prit au "statu quo" qui faisait de la désignation des membres du Comité directeur "un petit jeu hérité de la Foire du Trône" Au nom de la démocratie, il proposa d’instaurer la proportionnelle avec un plancher, dont il oublia de préciser à quel niveau il se situerait. Je plaidai naturellement pour la proportionnelle, en proposant qu’une minorité ne puisse obtenir de majorité qu’à partir d’un seuil de 5 %. [...]

Un premier vote eut lieu où le Ceres joignit ses mandats à ceux de la coalition "Savary-Mollet-Poperen" pour repousser le statu-quo. Le scrutin majoritaire fut ainsi rejeté par 53.806 voix contre 35.407. Puis un second vote intervint entre la proposition de Dominique Taddéi (proportionnelle avec seuil à 10 % ou plus) et la mienne, ainsi libellée : "Les organismes de direction et d’exécution, à tous les degrés de l’organisation centrale, sont élus à la proportionnelle du nombre des mandats qui se sont portés sur les motions soumises au vote indicatif. Une liste de noms sera annexée à chacune de ces motions. Une minorité ne peut obtenir de représentation qu’à partir d’un seuil de 5 %". Claude Estier m’apporta le soutien des "conventionnels". 38.743 vois se portèrent sur le texte Taddéi et 51.221 sur le mien.[...]

A la mi-journée de ce samedi 12 juin 1971, l’essentiel cependant restait à faire. Le choix d’une ligne politique était loin d’être réglé, mais nos cent délégués avaient compris le parti stratégique que le Ceres pouvait tirer de sa position. Entre eux et nous le courant passait !

Dans le débat général qui suivit, chacun exposa sa thèse. Claude Fuzier, avec talent, se plaça dans la perspective d’un accord politique avec le PCF, n’introduisant que pour mémoire à la fin de son intervention une touche réservée : "pas de capitulation sur la démocratie" !

Robert Pontillon, à l’inverse, fit miroiter la constitution d’un front démocrate et socialiste préalable à l’engagement d’une négociation avec le PCF d’un accord de gouvernement, afin de faire prévaloir la conception d’un socialisme "moderne". Jean Poperen présenta une version offensive des "garanties" qu’il convenait d’obtenir du parti communiste. Mais l’essentiel de son propos était ailleurs : il s’élevait contre l’idée d’une synthèse générale, d’une fausse unanimité et sommait le Ceres de dégager, avec la motion que lui-même, Jean Poperen, avait signée et le texte Savary-Mollet, "une majorité nettement orientée à gauche", faute de quoi, ajoutait-il, le Ceres ferait arbitres de la situation dans le parti, non pas lui-même mais les adversaires de la politique d’union de la gauche. Le trait était assassin et pouvait déstabiliser nos militants, car le risque n’était pas nul.

Didier Motchane lui fit une réponse brillante : "Il s’agirait, paraît-il, d’orienter le parti à gauche, mais le parti est orienté à gauche depuis 1946 ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Indochine ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Algérie ! ...Le parti était orienté à gauche en 1969, quand il a fait le nécessaire pour soutenir la candidature de M. Poher ! o­n demande des garanties aux communistes ; mais, camarades, qui nous garantira ces garanties" ?

Gaston Defferre, qui avait connu deux ans plus tôt une sévère déroute à 1’élection présidentielle, fit une déclaration intéressante : "Poser le problème des alliances avant de nous définir nous-mêmes, c’est mettre la charrue avant les bœufs ! Il faut d’abord que nous nous définissions nous-mêmes".

C’était poser, comme nous le faisions, la question du "contenu de l’unité", bref s’engager dans la voie d’un programme de gouvernement socialiste préalable à une discussion avec le parti communiste. Louis Mermaz, distingua avec bon sens les divergences doctrinales entre les deux partis, qui n’avaient pas à être surmontées "puisqu’il ne s’agissait pas de faire un seul et même parti", et, par ailleurs "les garanties de fonctionnement de la démocratie socialiste qui devaient évidemment être partie intégrante d’un accord politique".

Les délégués du Ceres, Noé de l’Essonne, Marc Wolff du Nord, Blanc de la Savoie et moi-même, fîmes voir qu’il n’y avait nulle contradiction mais au contraire étroite complémentarité entre l’ouverture sans préalable -mais non pas sans condition- d’une discussion ayant pour but la conclusion d’un accord de gouvernement et le renforcement du parti socialiste.[...]

Dans la soirée du samedi, tout restait possible : une synthèse générale sur un texte mi-chèvre mi chou ou une majorité dite de gauche, telle que la proposait Jean Poperen, mais maintenant un dialogue idéologique préalable à tout accord politique. Sur le fond des choses -la négociation d’un accord de gouvernement- les choses n’avaient pas avancé et le Ceres restait isolé.

Assez tard, François Mitterrand me fit savoir que j’étais invité à une petite réunion discrète dans un pavillon de chasse au cœur de la forêt voisine. J’y vins avec les chefs du Ceres, Sarre, Motchane et Guidoni. Peinant à retrouver notre chemin dans la forêt obscure, Motchane et moi nous nous perdîmes en route et n’arrivâmes que vers o­nze heures du soir. Il y avait là, dans une petite salle de restaurant réservée à notre usage, outre François Mitterrand et ses amis de la Convention : (Pierre Joxe, Claude Estier et Georges Dayan), Pierre Mauroy et les siens : Roger Fajardie, Robert et Marie-Jo Pontillon, et enfin Gaston Defferre.[...]

Nous posâmes d’emblée nos conditions. Pour conclure un accord, il fallait que la motion finale mentionnât expressément l’objectif de la conclusion d’un programme de gouvernement avec le parti communiste. La question de l’unité donna lieu à quelques échanges filandreux. Gaston Defferre était d’humeur excellente. Il sentait enfin sa revanche sur Guy Mollet qui depuis des lustres l’avait encagé dans sa Fédération des Bouches-du-Rhône, le réduisant à l’état de perpétuel minoritaire. Pierre Mauroy, lui aussi, voyait briller sa chance de supplanter enfin à la tête du parti Alain Savary, que Guy Mollet lui avait injustement préféré. L’ambiance était joyeuse. Nous faisions connaissance. Il y avait dans tout cela un parfum de romanesque. Je mangeai de fort bon appétit des fraises à la crème, sous l’œil attendri de Gaston Defferre. Nous ne nous connaissions pas vraiment et de ce soir-là naquit une amitié qui ne s’est jamais relâchée par la suite. Minuit était passé depuis longtemps, quand, sur ma demande, François Mitterrand déclara confier à Didier Motchane et à Pierre Joxe le soin de rédiger un projet de "motion de synthèse".[...]

Quand reprit le débat d’orientation dans la matinée du dimanche 13 juin, aucun accord n’était conclu sur le fond mais le bruit de la conjuration s’était répandu. Les délégués poperenistes agressaient les nôtres, accusés de "trahir" en s’alliant avec Pierre Mauroy et Gaston Defferre.[...]

Le débat faisait rage : après que Mauroy eut parlé, par grands moulinets et envolées lyriques, mais sans aborder concrètement la question, à nos yeux, centrale, de la conclusion d’un programme commun de gouvernement, ce fut le tour de François Mitterrand. Celui-ci se surpassa. Nouveau venu au parti socialiste, en quelques minutes il mit le Congrès dans sa poche. Dans une introduction inspirée mais, à maintes reprises, remplie d’ironie, François Mitterrand fit miroiter un parti de 200 000 adhérents, capable de "reconquérir le terrain perdu sur les communistes", puis se fit le chantre de la révolution par la rupture avec "toutes les puissances de l’Argent, l’Argent qui corrompt, l’Argent qui achète, l’Argent qui écrase, l’Argent qui tue, l’Argent qui ruine, l’Argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes". Le Congrès était transporté, mais c’est alors que vint l’essentiel : évoquant la motion Mermaz- Pontillon "avec les amendements choisis dans la Nièvre", François Mitterrand abattit son jeu, tel un avion fondant, en piqué, sur son objectif : "Le parti, dans son ensemble, accepte l’accord électoral en 1973 avec le parti communiste... Mais croyez-vous que vous pourrez aborder l’élection sans dire aux Français pour quoi faire ? Ce serait créer les conditions de l’échec... Le dialogue idéologique, il va résoudre quoi d’ici 1973 ? Le problème de deux philosophies, de deux modes de pensée, de deux conceptions de l’Homme dans la société" ? Ayant méthodiquement ridiculisé le concept du dialogue idéologique, qui était au cœur de la motion Savary-Mollet, il laissa enfin tomber sa conclusion : "Il n’y aura pas d’alliance électorale s’il n’y a pas programme électoral ! Il n’y aura pas de majorité commune s’il n’y a pas contrat de majorité ! Il n’y aura pas de gouvernement de gauche s’il n’y a pas de contrat de gouvernement" !

Nos délégués en croyaient à peine leurs oreilles. Guy Mollet, sentant le péril, faisait appeler à la tribune Augustin Laurent, encore maire de Lille et patron de la Fédération du Nord, son vieux complice qui, depuis les lendemains de la Libération, l’avait aidé à "tenir le parti". En vain : Augustin avait regagné Lille, poussé dans une voiture, sous un prétexte familial, par les amis de Pierre Mauroy. Celui-ci, dauphin désigné, avait gagné sa liberté de mouvement.

Guy Mollet, intervenant après Georges Sarre, put bien pointer toutes les contradictions et les ambiguïtés de la coalition qui s’esquissait : "Je suis bien obligé de constater que le texte du Nord et des Bouches du Rhône pose des conditions préalables à la reprise du dialogue avec le parti communiste, qu’il renvoie à la décision d’un Conseil National spécialement convoqué..."

"Et la motion Mermaz - dont, si j’ai bien compris, François Mitterrand a un texte différent de celui distribué dans les sections - ne parle-t-elle pas " d’autoriser les voies et moyens des futures discussions"...

Minimisant, en revanche, les différences qui nous opposaient, Guy Mollet appela le Ceres à la synthèse, seul un accord politique sur le fonctionnement de la démocratie conditionnant désormais, selon lui, la recherche d’un accord de gouvernement. Et de mettre en garde contre "la confusion qui permettrait de remettre en cause immédiatement ou à terme l’orientation [de l’Union de la gauche] que le Congrès allait définir." Guy Mollet touchait juste : nos délégués ne croyaient pas que "les Bouches-du-Nord" pussent se convertir sincèrement à l’union de la gauche.

La séance ayant été suspendue, la Commission des Résolutions se réunit aussitôt. C’était le moment de vérité du Congrès : François Mitterrand allait-il pouvoir faire avaler à ses alliés des "Bouches-du-Nord" la conclusion d’un programme commun de gouvernement avec le parti communiste ? Didier Motchane, qui n’avait pas encore eu de réponse à son projet de texte, s’isola avec Pierre Joxe sur un coin de table dans la petite salle où s’entassaient les quarante-cinq membres de la Commission des Résolutions.

A droite, Guy Mollet, impérial, sûr de sa logique et de son droit, avec les siens rangés autour de lui, en ordre de bataille. En face de nous, Mitterrand, dont le visage ne trahissait pas la moindre émotion, les "Bouches-du-Nord" s’égaillant tout alentour du quadrilatère de tables dressé par Gilbert Bonnemaison, le maire d’Epinay, Deferre à gauche et Mauroy derrière François Mitterrand. Faisant face, le petit Ceres (quatre délégués), ramassé sur lui-même, guettait le moindre signe, prêt à bondir si ce qu’il voulait lui échappait.

La Commission des Résolutions était le "Saint des Saints" du Congrès. Notre crainte était qu’elle ne débouchât sur une synthèse générale, qui nous eût marginalisés. Mais la palabre avait peine à s’élever au-dessus des généralités, François Mitterrand évoquant seulement "les différences de conception qui existaient dans le parti". Guy Mollet, alors, l’interrompit d’une question cinglante : "J’aimerais que François Mitterrand nous montre la motion qu’ont pu élaborer ensemble le Ceres, le Nord et les Bouches-du-Rhône..." Sans se départir de son calme, François Mitterrand lui répondit : "Elle est là" !

- Où cela ? "Dans ma poche !" rétorqua François Mitterrand en tapotant son veston. Nous étions médusés : Didier Motchane et Pierre Joxe, dans un coin, gribouillaient encore quelques rajouts à notre avant-projet, que François Mitterrand n’avait même pas lu. Ce mépris des textes, pour nous qui en avions la religion, nous surprenait : sans doute était-ce le fait d’un néophyte, qui ne comprenait pas la portée d’un texte d’orientation, engageant pour deux ans la vie du parti ?

Sur cet échange sans précédent dans toute l’histoire des congrès socialistes, la Commission des Résolutions se sépara dans la stupeur et le désarroi. Nulle fumée blanche ne s’était échappée du conclave socialiste pour signaler la "synthèse", miracle de l’unité du parti toujours en train de se faire. Le Saint- Esprit n’était point descendu ce jour-là pour illuminer les esprits. Le bruit se répandit comme traînée de poudre sur les travées du Congrès qu’il allait falloir voter sur deux textes dont la confrontation n’avait pas eu lieu. Pour la première fois les socialistes étaient confrontés au Mystère.

Dans le brouhaha, François Mitterrand n’ajouta qu’une seule phrase au projet de Didier Motchane : elle subordonnait l’engagement de la discussion d’un programme commun à l’élaboration préalable d’un programme socialiste dont un Conseil National extraordinaire déterminerait les termes début mars 1972. Les Bouches-du-Nord durent se contenter de la chute finale du texte : les communistes devaient s’engager dans l’accord "à apporter des réponses claires et publiques aux questions concernant la souveraineté nationale et les libertés démocratiques". Cela ne mangeait pas de pain.

Ainsi, la Commission des Résolutions se séparait comme François Mitterrand allait l’indiquer au Congrès "sur deux conceptions des méthodes de direction et de gestion du parti" et sans même avoir débattu du fond. o­n ne refait pas les socialistes : leur culture rationaliste imposait que deux textes symbolisent cette cassure entre la vieille garde et la coalition hétéroclite qui s’était formée autour de François Mitterrand. Mais avant que les délégués des Fédérations partagent leurs mandats, il nous fallait réunir les délégués du Ceres, pour nous assurer qu’ils voteraient, comme un seul homme, la motion qu’allait présenter François Mitterrand. Ce texte était en réalité le nôtre : il reprenait l’essentiel de notre motion sur le contenu de l’unité et l’organisation du pouvoir effectif des travailleurs dans l’entreprise. Il indiquait surtout que "le dialogue avec le parti communiste ne devait pas être mené à partir des thèmes imprécis d’un débat idéologique, mais à partir des problèmes concrets d’un gouvernement ayant mission d’amorcer la transformation socialiste de la société française".

Certains de nos délégués flairaient l’entourloupe. C’était trop beau pour être vrai. La mariée était trop belle. La peur d’être cocus inhibait les désirs de tous ceux qu’effrayait l’idée qu’ils pussent mêler leurs votes à ceux des "Bouches-du-Nord". Nous nous époumonâmes à leur expliquer que pendant deux ans, il n’y aurait pas, au Comité Directeur, de majorité sans nous et qu’il fallait croire à la dynamique que nous ne manquerions pas d’enclencher.

Sentant le péril, François Mitterrand s’introduisit discrètement dans notre réunion de courant : pour beaucoup de nos délégués, c’était la première fois qu’ils le voyaient de près. S’excusant presque de son intrusion, il leur adressa des paroles comme toujours enjôleuses - ne symbolisait-il pas depuis six ans l’union de la gauche aux yeux des Français ? - puis il s’éclipsa sur la pointe des pieds, nous laissant le soin d’achever le travail.

J’ignore ce que fit par ailleurs François Mitterrand pour convaincre les "Bouches du Nord" de voter le texte du Ceres, aux antipodes de celui qu’ils avaient défendu devant les militants. Même à cette époque-là, le pouvoir était un argument qui permettait de balayer tous les autres : en finir avec Guy Mollet n’était-il pas le vrai programme commun de la coalition que François Mitterrand avait su rassembler autour de lui ?

Quand le Congrès reprit ses travaux, François Mitterrand puis Alain Savary présentèrent leurs textes respectifs. Si Guy Mollet avait été le rapporteur à la place d’Alain Savary, je suis sûr que, même en l’absence d’Augustin Laurent, il eût taillé en pièces cette coalition contre nature. Mais l’honnêteté d’Alain Savary lui fit commettre, coup sur coup, deux erreurs fatales : la première fut de présenter sa thèse inchangée : "Le dialogue avec le parti communiste doit être poursuivi. Il a pour but, par un approfondissement supplémentaire du débat, de créer les garanties nécessaires pour l’ouverture de la discussion d’un programme commun de gouvernement". Face à la mobilité tactique et stratégique de François Mitterrand, c’était l’immobilité d’un général sans imagination, retranché sur ses positions : "L’Union de la gauche, déclara-t-il, n’est pas un jeu de saute-moutons". Et de flétrir "le baiser Lamourette entre le Ceres et Gaston Defferre".

Celui-ci, piqué au vif, proposa une synthèse générale, mais Alain Savary rejeta cette proposition, que Roger Quillot avait réitérée. Ce fut sa seconde erreur : figé dans la position du "Juste", Alain Savary campa sur son texte : "Camarades, si à l’issue de cette soirée, il y a des dupes, eh bien, pour une fois, nous pourrons dire que nous n’en serons pas" ! Et parlant déjà au passé : "Camarades, dans cette affaire, nous n’avons pas joué ! Nous n’avons pas joué avec le parti ! Nous n’avons pas joué avec le problème de l’union de la gauche ! Nous n’avons pas joué avec le socialisme" ! Et, après que Pierre Mauroy et François Mitterrand -sans doute pour ne pas s’isoler- se furent ralliés à la proposition d’une synthèse générale, Alain Savary trancha définitivement le nœud gordien du socialisme : "il faut sortir avec des positions claires ! Les conditions dans lesquelles l’unanimité serait acquise sont de nature à jeter la plus parfaite confusion dans les esprits" ! Les chefs du Ceres poussèrent alors un "ouf" de soulagement.

Il se faisait tard. o­n passa rapidement au vote. Celui-ci restait incertain, tant les esprits des délégués étaient troublés par cette division imprévue et par le caractère surréaliste de la coalition hétérogène qui s’était formée, sur la base du texte "le plus à gauche" sur lequel le parti eût jamais eu à se prononcer.

Le coup passa très près : le texte Mitterrand obtenait 43 926 voix et celui d’Alain Savary 41 757. Il y avait 3925 abstentions et 1028 absents. Il est clair que la fraction la plus anticommuniste du parti s’était finalement dérobée, refusant de voter un texte si manifestement contraire à sa pensée. Il eût suffi de peu de choses, au total, pour inverser le résultat !

François Mitterrand devenait ainsi le patron du parti et nos sorts désormais étaient liés. J’en éprouvai un certain tremblement. Alors que le Congrès commençait à se dissiper dans la nuit, je sentis une main se poser sur mon épaule : c’était François Mitterrand : "Vous et vos amis, me dit-il, ne serez pas déçus. Je ne vous tromperai pas."

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Institut François Mitterrand

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 20 Juin 2003 à 14:21 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 7 avril 2003


J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Les troupes américaines peuvent occuper Bagdad, M. Bush n'en est pas moins dans l'impasse. Il voulait installer un gouvernement à sa main en Irak, mais les Irakiens n'accueillent pas les Américains en libérateurs. M. Bush s'est trompé d'époque.

Pour l'emporter à moindres frais, le commandement militaire américain a décidé de recourir à des frappes aériennes massives et écrasantes comme pendant la première guerre du Golfe où, prévues initialement pour durer deux semaines, elles furent prolongées quarante jours. Le rythme actuel, près de mille sorties aériennes par jour, a retrouvé le rythme quotidien de janvier-février 1991. Le prix de cette guerre en vies humaines, militaires et civiles est insoutenable. L'opinion publique mondiale peut-elle accepter un tel massacre d'innocents pour un objectif (un changement de régime) à la fois déraisonnable et illégal ? Certes, l'abaissement de la conscience occidentale par le conditionnement médiatique a déjà fait ses preuves en des circonstances similaires. Mais le résultat de cette politique du mépris sera le triomphe de l'islamo-nationalisme en Irak et dans le monde arabo-musulman, c'est-à-dire la fusion de deux courants idéologiques jusqu'alors opposés.

Cette guerre, qui apparaît comme une guerre de recolonisation, débouchera inévitablement sur une guerre de libération nationale. Aucun gouvernement irakien légitime ne pourra se maintenir à l'ombre des chars américains.

J'ose l'écrire : la question qui se pose est d'ores et déjà celle du retrait des troupes américaines. Certes, elle paraît impensable aujourd'hui dans la psychologie des dirigeants américains. Elle n'en est pas moins inévitable à terme, car pour les Etats-Unis, la victoire militaire a déjà perdu toute signification politique rationnelle.

Face aux torrents de haine et de ressentiment que la guerre aura fait couler, une victoire sur le terrain ne s'intègre déjà plus à aucune stratégie politique sensée pour l'"après-guerre", qu'il s'agisse de la mise sous administration américaine du pays (thèse Rumsfeld) ou de l'installation d'un gouvernement provisoire qui apparaîtra inévitablement comme un gouvernement fantoche.

L'administration Bush voudra aller jusqu'au bout de son entreprise d'occupation. Tant que durera la guerre, le devoir de l'ONU et de la France en son sein serait d'obtenir au moins des cessez-le-feu partiels pour permettre l'acheminement de l'aide humanitaire sous l'égide de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Ensuite, il faudra oeuvrer au rétablissement de la souveraineté de l'Irak.

Je vois la crainte qui s'empare de bon nombre de nos élites bien-pensantes à l'idée que "le gendarme du monde", comme dit Alain Madelin, s'est engagé dans une impasse. Nous sommes tellement habitués, depuis l'effondrement de la France en 1940, à vivre - si l'on excepte la parenthèse gaulliste - dans un monde que d'autres dominent, qu'une sorte de vertige saisit tous ceux pour qui l'Empire était devenu "l'horizon indépassable de notre temps".

M. Schaüble, l'un des responsables de la CDU allemande, n'exprime pas une autre idée quand il écrit : "Nous, Européens et Américains, sommes des nantis à l'échelle du monde." En concevant "l'Europe comme un élément de limitation de l'hégémonie américaine... nous scierions la branche sur laquelle nous sommes assis".

Une partie des élites européennes est évidemment incapable de penser un monde réellement multipolaire, à la fois rééquilibré et plus juste, et en définitive une Europe qui soit autre chose que la banlieue de l'empire américain. Ces "élites" n'ont pas pris conscience de l'échec inévitable du projet de l'administration Bush : installer durablement à Bagdad un régime proaméricain.

Si le monde incertain dans lequel nous vivons a besoin d'un gendarme, que se passe-t-il quand ce gendarme est pris d'un coup de folie ?

Première réponse : il va falloir veiller nous-mêmes à notre sécurité. Ce premier défi implique de la part des Européens un effort de défense accru, si possible coordonné, de façon à assurer la paix au moins sur notre continent.

Deuxième réponse : il faut ramener le gendarme américain au respect de la discipline collective telle que peut seul l'exprimer le Conseil de sécurité, dans l'intérêt du monde tout entier, et d'ailleurs des Etats-Unis eux-mêmes.

Mais, pour que l'ONU joue son rôle, encore faut-il qu'elle ne se laisse pas instrumenter à l'avenir comme ce fut le cas dans le passé par les Etats-Unis. Ainsi la première guerre du Golfe a si visiblement excédé l'objectif fixé par l'ONU que M. Perez de Cuellar, devant la destruction des infrastructures de l'Irak, s'était cru obligé de préciser, en février 1991, que "cette guerre n'était pas une guerre des Nations unies". Qui ne voit aussi que la prolongation des sanctions qui, douze années durant, ont frappé le peuple irakien, faisait la part trop belle à la volonté des Etats-Unis de mettre définitivement l'Irak hors jeu ?

L'ONU a couvert du sceau de la légalité internationale une politique génocidaire. Le 12 mai 1996, lors d'une émission télévisée de CBS, à une question d'un journaliste, Wesley Stahl, qui l'interrogeait sur la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, "plus qu'à Hiroshima", Mme Albright répondait : "Il s'agit là d'un choix très difficile... mais le prix en vaut la peine."

Il a fallu que les Etats-Unis poussent encore plus loin leurs exigences, en demandant une résolution autorisant une guerre "préventive", pour que le Conseil de sécurité, et en son sein la France, l'Allemagne et la Russie, aient le courage de regimber, et de ne plus se laisser instrumenter. L'avenir leur donnera raison.

Une réelle multipolarité du monde implique que l'accord entre Paris, Berlin et Moscou se maintienne, au sein du Conseil, et même se renforce. Je suis convaincu que beaucoup d'autres pays peuvent s'y joindre dès lors que l'objectif clairement affirmé sera le rétablissement de la souveraineté et de l'intégrité de l'Irak. La levée des sanctions doit permettre au peuple irakien, à nouveau maître de ses richesses, de les utiliser pour sa reconstruction et son développement. C'est là le rôle qui incombe à l'ONU.

Il faut pour cela des principes et du courage. Le président de la République, depuis septembre 2002, n'en a pas manqué. Il aurait tout à perdre à écouter la voix des sirènes qui lui conseillent aujourd'hui de se fondre dans une absence épaisse. Décrire la guerre actuelle en Irak non pas comme une violation du droit mais comme un conflit entre la "démocratie" et la "dictature", comme M. Raffarin a donné le sentiment de le faire, méconnaît l'enjeu réel de la guerre : celui de la légalité internationale, et affaiblit donc sur le fond la position de la France.

Cette guerre a été pensée par les stratèges du Pentagone comme une guerre pour la domination mondiale à travers l'occupation de l'Irak et le contrôle du Moyen-Orient. Ce dessein n'a aucune chance de se réaliser dans la durée.

Il faudra beaucoup de courage à la France pour maintenir son cap et aider l'Irak à rétablir sa souveraineté. Il lui faudra aussi beaucoup d'intelligence, car nous devrons aider les Etats-Unis à revisiter profondément leur rapport avec "le reste du monde". L'administration Bush est le produit ultime d'une réaction excessive à la contre-culture des années 1970.

Parce que j'ai confiance dans la tradition démocratique du peuple américain, je ne doute pas que les valeurs de progrès et de coopération multilatérale qui furent celles du New Deal finiront par reprendre le dessus. Cela ne se fera pas en un jour. Il est temps, pour la France, d'intégrer dans une vision longue un combat diplomatique méritoire. C'est ainsi seulement qu'il prendra tout son sens dans l'histoire.
Mots-clés : irak

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 7 Avril 2003 à 21:39 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, 21 mars 2003


Ainsi George Bush, n'ayant pu obtenir la majorité au Conseil de sécurité pour l'autoriser, a déclenché la "guerre préventive" qu'il avait décidée contre l'Irak. Celle-ci ne porte pas seulement atteinte à la légalité internationale. Elle va ouvrir une ère de profonde déstabilisation.

Le corps expéditionnaire américain a été dimensionné pour occuper Bagdad après la première phase aérienne, dite "Choc et effroi". Il y restera sans doute longtemps. Mais il se pourrait bien qu'à Bagdad commence la remise en cause de l'hégémonie américaine sur le monde, telle qu'elle avait été proclamée, il y a très exactement douze ans, par George Bush père, annonçant, le 2 mars 1991, un "nouvel ordre mondial" aux couleurs de l'Amérique : "Le syndrome du Vietnam a été enterré, déclarait-il, pour toujours dans les sables de l'Arabie."

Ce "nouvel ordre mondial" déroule en effet son implacable logique : après la relégation de l'Irak "au stade de pays préindustriel" annoncé par James Baker en 1990, et réalisée depuis douze ans par la guerre et l'embargo, c'est maintenant la Mésopotamie qui va être occupée. Mieux qu'à partir de l'Arabie saoudite, c'est de là que les Etats-Unis entendent pouvoir contrôler le Moyen-Orient et ses richesses pétrolières. C'est le moyen d'assurer durablement, croient-ils, leur hégémonie sur le reste du monde. Ce néoimpérialisme est-il bien raisonnable ?

Saddam sera balayé. On découvrira rapidement que là n'était pas le problème principal. Demain, l'armée américaine sera à Bagdad. C'est alors que les difficultés vont commencer. La guerre sera ravageuse pour les populations. Des milliers d'innocents vont périr. L'exode sera le lot des chrétiens et sans doute de beaucoup d'autres, si l'armée américaine ne parvient pas à maintenir l'ordre. Après Saddam, l'islamo-nationalisme sera maître des âmes, en Irak mais sans doute aussi ailleurs. Combien de temps faudra-t-il pour qu'il devienne maître du terrain ?

La première guerre du Golfe a enfanté d'al-Qaida. La seconde donnera des ailes au terrorisme. La Turquie ne tolérera pas un Kurdistan autonome. Ce n'est pas par hasard qu'elle refuse le passage des troupes américaines. Elle ne veut surtout pas que le Kurdistan irakien autonome puisse s'étendre aux champs pétrolifères de Kirkouk et de Mossoul. Al-Ansar et les fondamentalistes du Kurdistan irakien appuyés sur l'Iran risquent d'avoir de beaux jours devant eux. Le Sud chiite voudra rappeler qu'il est majoritaire en Irak. Les Iraniens, là encore, ne seront pas aux abonnés absents. En Jordanie et en Palestine, la dynastie bédouine risque de faire les frais de la politique d'Ariel Sharon. Enfin, la dimension de l'opinion publique mondiale, constamment sous-estimée par l'Administration américaine, va se révéler dans toute sa force.

Les Etats-Unis ne sont pas, comme en 1990-91, à la tête d'une coalition quasi-universelle. Ils n'ont pas le monde à leur botte. L'Occident n'est pas identifié aux Etats-Unis. Un môle de raison et de modération s'est construit entre Paris, Berlin et Moscou qui peut éviter une guerre des civilisations. Il est juste de reconnaître que c'est en grande partie à la fermeté tranquille de Jacques Chirac qu'on le doit. L'intoxication dans les médias devrait, en théorie, le céder à une information plus objective. Face à l'Eurasie, l'Amérique est une île. Est-ce un hasard si, ayant pris le parti de la guerre unilatérale, elle n'a été rejointe pour l'essentiel que par les gouvernements d'autres îles ? Les îles Britanniques, l'île-continent qu'est l'Australie, la presqu'île qu'est la péninsule ibérique, et du bout des lèvres, le Japon. Comment mieux décrire le rétrécissement de son aire d'influence directe (et je ne mentionne pas les opinions publiques hostiles, en Espagne et même en Grande-Bretagne) ? Il est difficile de dire si la coalition de la paix pourra se maintenir ou si, au contraire, les Etats-Unis sauront faire éclater le front qu'ils ont dressé contre eux. "Depuis que je sais ce qu'est une coalition, disait Foch, j'admire beaucoup moins Napoléon." Observons cependant qu'en voulant s'installer en Mésopotamie, au coeur de l'Eurasie, les Etats-Unis ont déjà réussi à inquiéter ses principales composantes géopolitiques : l'Europe, la Russie, la Chine et même l'Inde, sans parler bien sûr du monde musulman.

Deux scénarios s'offrent à nous :

Ou bien, par une rapide victoire militaire en Irak et surtout par une complète réorientation de leur position sur la Palestine, les Etats-Unis parviennent à retourner rapidement en leur faveur l'opinion publique mondiale. La Bourse repart. Le dollar se reprend. Probabilité faible.

Ou bien, plus sûrement, l'enlisement se dessine au bout de quelques semaines, en Irak, en Palestine, dans le Golfe, dans les profondeurs du monde arabo-musulman. George Bush, à un an de l'élection présidentielle, ne semble pas en mesure d'imposer une paix juste entre les Palestiniens et Israël. Des régimes vacillent. L'opinion publique mondiale se cabre, si les victimes civiles de la guerre apparaissent trop nombreuses et si l'exode des populations se précipite. C'est à l'ONU qu'il appartiendra alors de se réunir à nouveau, comme l'a rappelé le président de la République. Les Etats-Unis, très vite, auront besoin d'elle. La France, fidèle à ses principes, a tout à gagner à rester ferme sur ses positions. Le temps joue pour elle, contrairement aux apparences immédiates.

Certes, le pronostic militaire à court terme est plutôt favorable aux Etats-Unis mais, à long terme, c'est beaucoup moins sûr. Les dérapages de tous ordres, presque inévitables dans le chaudron moyen-oriental, ouvriront la voie d'un monde durablement déséquilibré et disputé. Il faudra non seulement revenir devant l'ONU mais aussi penser les réformes profondes dont le monde a besoin : c'est tout le mécanisme de la globalisation financière qui est aujourd'hui en cause. Il est absurde que 80% de l'épargne mondiale soit drainée par les Etats-Unis pour éponger leur déficit. Bien sûr, un choc pétrolier peut rebattre les cartes, comme en 1973-74, au détriment de l'Europe, du Japon et de la Chine. Mais le même scénario ne peut être indéfiniment reproduit. Il vaudrait mieux chercher dans une profonde réforme des institutions financières internationales le ressort d'un modèle de développement plus soucieux des équilibres à long terme de l'humanité. Ce scénario n'a de chance de voir le jour qu'avec une Administration démocrate aux Etats-Unis, ressourcée dans les valeurs du New Deal. Il faudrait donc attendre au moins 2005 pour cela.

Aujourd'hui, il me semble que la diplomatie française doit multiplier les contacts pour maintenir, dans la période qui s'ouvre, la coalition de la paix qui s'était formée dans l'avant-guerre et ramener les Etats-Unis à composition, dans le cadre multilatéral duquel ils ont voulu se soustraire. Nous serons peut-être alors entrés, sans le savoir, dans un monde réellement multipolaire.

Bien sûr, l'Amérique et l'Europe devront toujours coopérer étroitement à l'avenir, mais dans un rapport plus équilibré. Pour cela, l'Europe devra se souvenir qu'elle ne peut peser que si elle est une et non pas deux : bref que si Paris et Berlin peuvent aussi compter sur Moscou.

Pour la construction européenne, la guerre d'Irak sonne le glas d'un Meccano institutionnel abstrait. On ne pourra plus déconnecter la construction européenne de son contenu. Or c'est bien la question du rapport à l'Amérique qui est le vrai discriminant. C'est pourquoi, contrairement à une opinion répandue, Jacques Chirac a eu raison, selon moi, de tancer quelque peu les candidats à l'adhésion qui n'ont vu dans l'Europe qu'un grand marché, et non pas le projet politique d'un continent s'appartenant lui-même.

L'événement a éclairé d'une lumière saisissante l'actualité et la nécessité de ce que, dans le jargon européen, on appelle "coopération renforcée" et d'abord, bien sûr, entre l'Allemagne et la France. Les conditions mûrissent pour que, sous la pression de leur opinion publique, d'autres pays rejoignent cette "Europe européenne" évoquée jadis par le général de Gaulle, seuls capables de faire reculer le spectre d'une guerre des civilisations.

En inscrivant la politique de la France dans une vision longue, le président de la République permet aux Français de se rassembler sur une position de raison et sur les valeurs de la citoyenneté, essentielles à la cohésion nationale.

Il rend également service à l'Occident, et à bien y réfléchir, aux Etats-Unis eux-mêmes, qui n'ont pas les moyens d'être durablement un empire et qu'il faudra aider à devenir simplement la grande nation qu'ils sont. Loin de tout antiaméricanisme, il appartient à la France, pays de mesure et de modération, d'y oeuvrer avec sang-froid et persévérance. L'opinion américaine est loin d'être rassemblée derrière George Bush et il faut faire confiance à la tradition démocratique des Etats-Unis pour que ceux-ci en viennent à une conception plus raisonnable de l'ordre international. Comme toujours, la guerre va accélérer l'inévitable. Le monde ancien vacille. Un monde nouveau va naître.
Mots-clés : george w. bush irak

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 21 Mars 2003 à 20:52 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Libération, 6 mars 2003
La sortie de crise n'est possible que par la coopération de tous les acteurs mondiaux, à commencer par des Etats-Unis redécouvrant leurs valeurs fondatrices.


Comment verrons-nous, demain, avec le recul, les événements actuels qui, pour l'Alliance atlantique et pour la construction européenne, constituent une remise en cause sans précédent ?

Tel était l'objet du colloque de République Moderne qui s'est tenu le 1er mars sur le thème : "Les Etats-Unis et le reste du monde." Deux thèses ont été développées : celle des "déclinistes" qui, avec Emmanuel Todd, mettent l'accent sur le déclin américain illustré par l'ampleur du déficit extérieur (500 milliards de dollars par an). La deuxième thèse, exposée par Monsieur l'ambassadeur Bujon de l'Estang et par M. Jean-François Poncet, a mis l'accent, au contraire, sur le dynamisme de la société américaine, son rythme de croissance plus élevé que celui de l'Europe et du Japon, et sur les atouts propres des Etats-Unis : le pilier militaire (40 % de la dépense mondiale en matière de défense), et sur leur domination culturelle (ce que Régis Debray appelle "l'assimilation au maître").

Ces deux thèses sont complémentaires : le déficit extérieur abyssal des Etats-Unis a pour revers la dépendance de l'Europe, du Japon, de la Chine et des pays du Sud pour leurs exportations. Mais ce déficit se traduit aussi par un endettement extérieur colossal : 3 500 milliards de dollars, soit plus du tiers du PNB, source de grande fragilité.
En réalité, les Etats-Unis sont devenus la tête d'un système globalisé dont ils ont assuré la promotion depuis des décennies, à travers une dérégulation généralisée des échanges, grâce au flottement des monnaies depuis 1973, et enfin, par une gestion de plus en plus aventurée de pyramides de dettes toujours croissantes. Tout se passe aujourd'hui comme si la reprise économique mondiale ne pouvait plus venir que des Etats-Unis : le consommateur américain est condamné à consommer beaucoup plus que ses moyens, qui sont pourtant gigantesques. Le surendettement des ménages américains, du fait d'un taux de crédit proche de zéro, est la ligne de fuite de l'économie mondiale. Le Federal Reserve Board fait office de Banque centrale pour le monde entier.

Ce système est évidemment absurde et il est de plus en plus instable. Pour combler leur déficit, les Etats-Unis drainent 80 % de l'épargne mondiale. Leur dette extérieure est le double de celle des pays en voie de développement. Les inégalités explosent. La domination des marchés financiers a imposé à la terre entière, le modèle dit du "gouvernement d'entreprise", c'est-à-dire la dictature de l'actionnariat. La valeur du travail a été remplacée par celle de la propriété.

Ce système "court-termiste" néglige les travailleurs et l'entreprise elle-même (scandale Enron). Il ne connaît pas les exigences de l'aménagement des territoires. Il exerce maintenant un effet déflationniste énorme : l'implosion de la bulle financière depuis l'an 2000 a fait se volatiliser des milliers de milliards de dollars (3 000 pour les seuls fonds de pension américains), phénomène étrangement passé sous silence par les analystes de la situation actuelle. La crise de confiance menace.

C'est pourquoi, comme l'a relevé Immanuel Wallerstein, les faucons américains vont "faire la guerre pour faire la guerre", pour montrer qu'ils sont les plus forts". Ensuite, pensent-ils "le dollar remontera et tout le monde, alors, leur donnera raison". Les gestionnaires de fonds placeront à nouveau leur trésorerie en dollars. Pendant ce temps les géopoliticiens du Pentagone et du Département d'Etat remodèlent le Moyen-Orient comme en 1914 Berthman Hollweg ou Ratheneau remodelaient la carte de l'Europe, en spéculant sur une guerre courte.

La logique belliciste risque demain comme hier de s'enliser. Bien sûr l'argument pétrolier, dans l'esprit des faucons, pèse son poids : le pétrole, dont les réserves sont concentrées pour les deux tiers au fond du Golfe arabo-persique, représente, à lui seul, plus de la moitié du montant en devises du commerce mondial de toutes les matières premières, végétales et minérales : qui tient le pétrole tient l'équilibre financier et géopolitique du monde.

Cette guerre pour la domination repose cependant sur un calcul précaire. Pour les Etats-Unis, le risque d'aventurer, au coeur de l'Eurasie, une armée de 200 000 hommes est énorme. Il n'y a pas d'enfants de choeur au pouvoir dans ces pays. L'administration Bush sous-estime non seulement l'espace, c'est-à-dire l'immensité du monde arabo-musulman, mais aussi le temps, c'est-à-dire le terrorisme, et enfin l'éternité, c'est-à-dire la force du sentiment religieux, pour ne pas dire du fanatisme.

Outre les risques d'enlisement militaires et les aléas économiques (choc pétrolier, récession), nul ne peut écarter aujourd'hui l'hypothèse d'une non-réélection de George W. Bush en 2004. Quoi qu'il arrive, l'ONU redeviendra le cadre international de règlement des problèmes. Mieux vaut qu'elle soit contournée aujourd'hui par les Etats-Unis qu'instrumentée et ridiculisée. C'est l'intérêt de la France aujourd'hui. Dans l'intérêt de l'humanité et des Etats-Unis eux-mêmes, il faut préserver ce cadre irremplaçable, même s'il est imparfait, de la légalité internationale.

Les chances d'éviter la guerre sont aujourd'hui infimes : il faudrait, Outre-Atlantique, une prise de conscience de ce que les pertes risquent d'excéder considérablement les gains. En tout état de cause, il n'est pas trop tôt pour penser l'alternative à la politique impériale.

L'administration Bush a elle-même contribué à vider de sa substance l'ONU et l'Otan : qui sait qu'une partie importante des troupes américaines en Allemagne a déjà quitté, sans doute pour toujours ses cantonnements ? L'hégémonie américaine est contestée en Grande-Bretagne. Elle l'est jusqu'en Turquie et dans d'autres pays considérés comme des bastions sûrs (Allemagne, Corée du Sud, Japon). La réalité de l'Europe, qui est faite de nations réapparaît. La conscience d'une Europe européenne émerge des ruines de Maastricht, face à une Europe américaine "retardataire".

Un monde multipolaire se dessine, et d'abord à partir d'un axe Paris-Berlin-Moscou. Certes, cette coalition est fragile, mais il se pourrait bien qu'elle réponde à un intérêt fondamental : pour peser dans le monde, l'Europe de l'Ouest a besoin de la Russie et inversement. La France et l'Allemagne doivent surmonter durablement leurs contentieux mineurs, en fondant leur politique sur la conscience de leur responsabilité vis-à-vis du monde. C'est la seule chance de l'Europe d'échapper à l'helvétisation. L'Europe a besoin de s'appuyer sur son marché intérieur, comme l'a bien vu Claude Fitoussi, pour sortir de la récession actuelle, bref d'imaginer une "sortie de Maastricht".

Il lui faudra par ailleurs tendre la main à la Russie et à l'Afrique, pour créer une grande zone de coprospérité. Contre toute attente, un consensus mondial de la raison se manifeste pour s'opposer à ce qu'en 1914 on appelait "la fuite en avant" ("Flucht nach vorn"). Comme l'a rappelé Hubert Védrine, tout cela est évidemment fragile, mais dessine la vision d'un monde autre que la guerre des civilisations et la lutte des classes entre le Nord et le Sud.

La sortie de crise à l'échelle mondiale n'est possible que par la coopération de tous les acteurs mondiaux, à commencer bien sûr par une Amérique ayant redécouvert les valeurs de ses pères fondateurs et du new deal. La réforme radicale du système monétaire international et des institutions financières et commerciales mondiales (FMI, Banque mondiale, OMC) doit être mise à l'ordre du jour. Il n'est pas normal que les flux financiers puissent continuer longtemps encore d'aller du Sud vers le nord. Pour relancer l'économie mondiale, il faut renverser cette situation et financer les besoins élémentaires des cinq milliards d'humains, dont Ignacio Ramonet a rappelé qu'ils vivent dans la misère : en matière d'agriculture, d'eau potable, d'infrastructures, de santé et d'éducation. Ils offriront, en retour, des marchés aux pays du Nord.

La garantie de toute la communauté internationale est nécessaire pour fonder une paix durable au Proche et Moyen-Orient, comme l'a rappelé Shlomo Ben Ami. Cela implique que nous restions fidèles, comme nous y a incités George Corm, à l'héritage des valeurs de citoyenneté, de laïcité, et d'égalité, bref à l'héritage des lumières. Pour tout cela, il faut une Europe nouvelle, avec une France qui croit en elle-même et en la République. Et sans doute aussi, à plus long terme, comme Fausto Bertinotti l'a souhaité, une gauche européenne complètement refondée.
Mots-clés : irak

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 6 Mars 2003 à 21:33 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Figaro, 25 février 2003


C'est un Américain, Paul Kennedy, qui, dès 1987, "Montée et chute des grandes puissances",s'interrogeait sur la capacité des Etats-Unis à maintenir un équilibre raisonnable entre leurs engagements extérieurs et l'érosion relative des bases technologiques et économiques de leur puissance, face à l'évolution constante des structures de la production mondiale. Il les mettait en garde contre les dangers de la "surexpansion impériale". Paul Kennedy avait déjà pointé une première faiblesse : leur déficit extérieur croissant et aujourd'hui colossal (près de 500 milliards de dollars par an) absorbe 80% de l'épargne mondiale. A elle seule, la dette extérieure américaine représente plus de deux fois la dette de tous les pays du tiers-monde. C'est une source d'extrême fragilité. Le surendettement des Etats-Unis est à la fois la conséquence et le régulateur de la globalisation financière : il faut, pour maintenir la croissance mondiale, que les Américains vivent très nettement au-dessus de leurs moyens, qui sont pourtant gigantesques. Un tel système ne peut pas durer toujours. Il est à la merci d'une crise de confiance qui entraînerait les Etats-Unis et, à leur suite, toute l'économie mondiale vers le fond. Sa réforme s'imposera tôt ou tard, quelles que soient aujourd'hui les tentations de la "fuite en avant".

Une deuxième faiblesse tient, à mon sens, à ce que la technologie militaire américaine, sans cesse perfectionnée, si elle donne aux Etats-Unis la maîtrise de la mer, de l'air et de l'espace, ne leur permettra jamais de dominer la Terre et encore moins les âmes. 280 millions d'hommes ne peuvent pas en dominer 6 milliards.

Les Etats-Unis à eux seuls n'ont pas les moyens de dominer la Terre entière dans la durée. Comme le recommandait Paul Kennedy, il y a quinze ans, la sagesse pour les Etats-Unis, serait de gérer avec modération un déclin tout relatif et très confortable, mais, à la longue, inévitable.

Ce qui sépare aujourd'hui les Etats-Unis et l'Europe, c'est la croyance au diable. Gardons-nous de tout irénisme : le diable existe peut-être. Il est arrivé dans l'Histoire des phénomènes comme le nazisme qui en avaient au moins l'apparence. Et puis si, dans la longue durée, nous pouvons garder un certain optimisme sur l'avenir de notre planète, comme nous y incite Emmanuel Todd, ne sous-estimons ni le retard de la transition démographique dans des régions entières du monde, ni les progrès de l'anomie y compris dans nos sociétés, ni le ressentiment contre l'Occident dans les pays du Sud, et particulièrement en terre d'Islam.

Nul ne peut penser que le maintien de la paix, dans un monde troublé, puisse se passer d'un gendarme. L'illusion est de croire qu'un gendarme suffira pour cela. Il y faut autre chose : l'esprit de justice.

Si le diable existe, il ne faut pas voir le diable partout. Saddam Hussein n'est pas Hitler. Un proverbe allemand dit très justement qu'il faut "dédiaboliser le diable".

Malheureusement, les Etats-Unis ont tendance à voir le monde en noir et blanc, quitte à changer de diable de temps à autre. Un sain relativisme n'est nullement synonyme de lâcheté, comme on l'entend dire un peu trop souvent, ces temps-ci, outre-Atlantique. Il est préférable d'user de modération dans le traitement de problèmes complexes. C'est peut-être le fruit de l'expérience historique de la "vieille Europe".

Si j'étais Américain, je serais à fond contre l'invasion de l'Irak. Les objectifs avancés par l'Administration de M. Bush sont tous grandement aléatoires :

1. Elle prétend empêcher la prolifération des armes de destruction massive, en éradiquant le régime irakien, prélude, en toute logique, à d'autres éradications. Pour le moment, c'est l'effet inverse qui se produit. Voir la Corée du Nord.

2. Elle prétend lutter contre le terrorisme. Elle risque de l'exacerber, en repoussant vers l'intégrisme fanatique les musulmans modérés.

3. M. Bush évoque un Etat palestinien. Il risque d'encourager la colonisation israélienne en Cisjordanie, avec des effets aisément prévisibles. La sécurité d'Israël n'est pas dans la radicalisation islamiste du monde arabe.

4. Les penseurs officiels nous expliquent qu'il faut "démocratiser" le Moyen-Orient, à commencer par l'Irak, pour pouvoir ensuite peser sur l'Arabie saoudite. Certes, les troupes américaines iront à Bagdad, mais il leur faudra en revenir ! Les choses étant ce qu'elles sont, et l'Irak ce qu'il est, elles risquent fort de laisser derrière elles, un régime à la Saddam Hussein sans Saddam Hussein, un pouvoir dictatorial fort pour maintenir, hors de l'orbite iranienne, l'unité d'un Irak composite, à majorité chiite, et dont les Kurdes voudront se séparer, au grand dam de la Turquie, qui ne l'acceptera pas. Bref, la guerre d'Irak provoquera un désordre bien plus grand que celui auquel elle prétend remédier.

5. M. Wolfowitz expliquait en 1992 que les Etats-Unis devaient veiller à ne pas voir surgir, en Europe ou en Asie, un rival potentiel. Mais les Américains ne sont-ils pas en train de creuser une profonde méfiance entre eux et le reste du monde ?

6. M. Cheney est très sensible à l'intérêt pour les Etats-Unis de contrôler directement des ressources pétrolières en quantités quasiment illimitées. Non seulement pour peser à long terme sur la Chine et sur l'Europe, mais aussi pour garantir le mode de vie américain, assez dispendieux en matière énergétique. Mais est-ce là un objectif bien raisonnable, si on se place à l'aune d'une écologie de l'Humanité, soucieuse de diversifier les énergies non fossiles, qui ne rejettent pas de gaz à effet de serre ?

7. Enfin, M. Bush veut certainement être réélu en 2004, mais le risque de choc pétrolier, au moins à court terme, et de récession économique mondiale, sans parler d'un probable enlisement dans la profondeur du monde arabo-musulman, du fait de la sous-estimation du facteur religieux, peuvent lui compliquer singulièrement la tâche.

Bref, les gains à attendre pour les Etats-Unis sont très inférieurs aux risques énormes de la guerre. Quos vult Jupiter perdere dementat (Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre...)

Depuis une bonne génération, les Etats-Unis semblent osciller entre deux tentations : celle de la domination unilatérale par l'exercice de la force militaire et celle de la coopération internationale, par la recherche d'un consensus. Ces deux visions, depuis longtemps, se complètent autant qu'elles ne s'opposent. Les "Républicains" américains n'ont pas le monopole de la vision unilatéraliste : M. Brezezinski et Mme Allbright, chez les Démocrates, n'étaient pas vraiment des colombes. Et il y a aussi chez les Républicains des hommes qui, tel M. Powel, cherchent à peser en faveur du multilatéralisme.

Le retour à celui-ci finira inévitablement par s'imposer, car la guerre qui vient est une guerre de trop : elle posera sans doute plus de problèmes qu'elle n'en résoudra. Pour préserver l'avenir de l'ONU, mieux vaut que l'organisation internationale soit contournée par les Etats-Unis plutôt que discréditée par le vote d'une deuxième résolution qui manifesterait sa complète instrumentation. Par-delà une opposition inévitable, la France et l'Europe devront garder à l'esprit que, en maintenant une politique distincte de celle des Etats-Unis, ils serviront aussi l'intérêt à long terme de ceux-ci, et pas seulement celui d'un monde organisé.

Quand le moment sera passé de la tentation de la recolonisation et venu celui du "dégagement", (nous avons bien connu cela en Algérie), alors il faudra aussi penser l'avenir du Proche et du Moyen-Orient dans un monde qui sera encore, plus clairement demain qu'aujourd'hui, "multipolaire". La communauté internationale tout entière (Etats-Unis, bien sûr, mais aussi Europe, y compris la Russie et pourquoi pas la Chine, l'Inde et le Japon) ne sera pas de trop pour garantir l'existence à la fois d'Israël et d'un Etat palestinien viable, ainsi que l'intégrité d'un Irak indépendant et souverain. La grande leçon de Jacques Berque était que le souci du développement ne pouvait se séparer du respect de l'authenticité de chaque peuple, qui commence par celui de sa dignité et de sa souveraineté.

Puissent les fleuves de sang, de haine et de ressentiment, dont le grondement emplit déjà l'horizon, ne pas nous empêcher de penser un meilleur avenir. Au-delà de la guerre, l'Europe est comptable des valeurs d'égalité, de laïcité, de tolérance qui peuvent seules fonder une paix de justice au Proche et au Moyen-Orient et le nécessaire combat contre le terrorisme. Il va donc falloir résister au déferlement mondial de la propagande et de l'intoxication que des "élites" complaisantes ne manqueront pas de relayer chez nous. Le président de la République, par sa résistance justement, a gagné en cinq mois, dans le monde entier, mais aussi en France, un précieux capital de sympathie. Résistance, c'est ce à quoi le peuple français et les peuples européens doivent aussi se préparer. La propagande s'épuisera et la raison reprendra ses droits. Si la France et l'Europe tiennent bon, ce ne peut être évidemment sur la base d'un pacifisme à courte vue. C'est notre responsabilité vis-à-vis du monde qui doit guider notre réflexion et notre action.

L'Europe doit se responsabiliser à la fois sur le plan militaire et économique. Les grandes nations d'Europe doivent d'abord se doter des moyens d'une défense capable de maintenir la paix sur notre continent et dans ses approches.

Il n'y a aucune raison que nous continuions à dépendre des Américains. Aucune alliance n'est possible entre "des Etats-Unis faisant le dîner et l'Europe la vaisselle" : aux premiers la guerre, aux seconds le service après vente. Les troupes américaines stationnées en Allemagne (le IXe corps) ont déjà, pour une large part, quitté leurs cantonnements. Y reviendront-elles ? Ce n'est pas évident du tout.

L'Europe doit aussi se montrer capable d'organiser son développement au plan économique. Il est navrant que nos gouvernements attendent, comme toujours, la reprise des Etats-Unis. La machine est grippée ! Il faut la réformer. Nous devons pour cela nous appuyer sur le marché intérieur européen afin d'organiser la relance. La Banque centrale européenne est impotente. Il faut réformer ses statuts, comme il faut réformer les critères du pacte de stabilité, en soustrayant du 3% de déficit budgétaire toléré les investissements répondant aux priorités européennes (infrastructures ferroviaires, reconstruction des banlieues, défense, développement technologique). L'épargne mondiale doit être canalisée vers les besoins prioritaires des pays du Sud (eau, agriculture, infrastructures, santé, éducation). Bref, nous devons imaginer entre les Etats-Unis, l'Europe (mais aussi le Japon) et les pays du Sud, une stratégie, comme on dit "gagnant-gagnant", de relance concertée.

Il dépend de nous que la guerre accouche en définitive d'un autre monde, plus humain. Résister non pas contre les Etats-Unis, mais pour les aider à devenir la grande nation qu'ils sont et non un Empire dont ils n'ont pas les moyens dans la durée. Le peuple américain est capable de faire revivre à notre époque l'héritage des valeurs démocratiques, celles des Pères fondateurs et du New Deal.

La guerre qui vient, au-delà de la barbarie qu'elle va déchaîner, accouchera d'un monde nouveau. Les Etats-Unis, par la guerre, veulent remodeler le Moyen-Orient. C'est en réalité le monde tout entier et particulièrement la relation transatlantique qui en sortiront remodelées, pour le pire ou pour le meilleur. Pour le pire si nous, Européens, retombons prisonniers d'une relation de subordination mortifère. Pour le meilleur, si dans l'avenir peut se nouer entre les Etats-Unis et l'Europe, dans une relation d'égalité, une nouvelle alliance : une alliance pour le progrès.

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 25 Février 2003 à 21:23 | Permalien

Discours de Jean-Pierre Chevènement, Colloque de Genshagen en Allemagne, février 2003.


I - Des valeurs partagées mais susceptibles de détournement.

Si on met entre parenthèses le communisme et le fascisme au XXème siècle, les Etats-Unis et l’Europe portent depuis la fin du XVIIIème siècle le même héritage des valeurs démocratiques issues des Lumières (l’individu, la liberté, l’égalité, la raison, le progrès, le bonheur).

Il y a sans doute une différence marquée entre le modèle américain de démocratie, fédérale et imprégnée des valeurs de la libre entreprise, et le modèle républicain et citoyen français, unitaire et faisant une large place à la notion de service public. L’un et l’autre de ces modèles sont marqués par les conditions dans lesquelles se sont développées les révolutions américaine et française et que relevaient déjà nos révolutionnaires émigrés aux Etats-Unis à la fin du XVIIIème siècle.

Ainsi l’Europe et les Etats-Unis partagent un riche héritage commun qui a modelé des affinités entre nos peuples, marqués par une forte tradition individualiste.

Ces valeurs démocratiques partagées se veulent universelles, même si l’expérience historique montre qu’elles sont susceptibles de détournement. Ainsi une puissance impériale, au nom d’une mission civilisatrice ou providentielle, peut prétendre les imposer à des nations dominées, souvent de manière caricaturale (colonisation française au XIXème siècle ou soutien américain à des régimes fort peu démocratiques en Amérique Latine ou en Asie pendant la guerre froide ou encore interventionnisme discrétionnaire fondé sur l’invocation d’un « droit d’ingérence » qui s’exerce toujours du fort sur le faible). Il n’en reste pas moins que les Etats-Unis et l’Europe ont une responsabilité particulière et partagée du point de vue de l’avenir de la démocratie dans le monde.

II - Des différences de perception grandissantes après le 11 septembre.

1) Les attentats du 11 septembre ont constitué un traumatisme pour les Etats-Unis.

Le terrorisme d’organisations islamistes déterritorialisées (Al-Quaïda) est le fait d’une globalisation de l’Islam, du télescopage entre la globalisation et le monde arabo-musulman entre pétrodollars et radicalisation intégriste, y compris chez certains jeunes des banlieues d’Occident. A cette attaque sans précédent, les Etats-Unis ont réagi en déclarant ouverte « une grande guerre contre le terrorisme ». Je suis de ceux qui ont approuvé comme relevant de la légitime défense l’éradication du régime des Talibans en Afghanistan. Or, dans l’ordre des menaces, l’Irak, aujourd’hui, a bizarrement relégué à l’arrière-plan Al-Quaïda alors que, sur le plan idéologique, ils se situent aux antipodes l’un de l’autre, et qu’à ce jour aucune preuve véritablement convaincante de l’implication de l’Irak dans le terrorisme n’a pu être apportée.

2) Le 11 septembre a accéléré la tendance des Etats-Unis à l’unilatéralisme.

Après une réaction de patriotisme compréhensible, la politique de l’Administration américaine a accéléré une tendance à l’unilatéralisme déjà perceptible avant le 11 septembre (refus de ratifier des conventions internationales : comme le protocole de Kyoto, la création de la CPI, ou la convention sur les mines antipersonnel, mesures protectionnistes (agriculture - acier), dévaluation compétitive du dollar de près de 30 % en un an, affirmation d’une nouvelle conception du rôle des Etats-Unis dans le monde : au nom d’une mission providentielle, le recours à des guerres préventives, au besoin en se passant de l’ONU :

Ainsi s’exprime le Président Bush dans un rapport intitulé « Stratégie de la Sécurité Nationale », rendu public en septembre 2002 : « Les Etats-Unis sont depuis longtemps favorables à une réaction anticipée lorsqu’il s’agit de répondre à une menace caractérisée visant la sécurité nationale. Plus grave est la menace, plus le risque de l’inaction est grand, et plus il est important de prendre des mesures préventives pour assurer notre défense, même si des doutes subsistent sur le moment et l’endroit de l’attaque annoncée ... Les Etats-Unis se réservent la possibilité, le cas échéant, d’agir par anticipation » (The National Security Strategy of the USA publié par la présidence des Etats-Unis).

Quelle est la différence entre une guerre préventive et une guerre d’agression ? On peut s’interroger là-dessus : la guerre préventive type, c’est la guerre de 1914. La mentalité néo-impériale dans l’Administration américaine apparaissait déjà dans le rapport Wolfowitz (1992). Celui-ci écrivait que les Etats-Unis devaient à toutes forces éviter l’apparition d’un rival soit en Europe autour du couple France-Allemagne, soit en Asie entre le Japon et la Chine.

3) Cette tendance à l’unilatéralisme crée un réel fossé avec l’opinion européenne et la politique de la France et de l’Allemagne.

Dominique de Villepin (30 juillet 2002) : « Une politique de sécurité seule ne peut pas déboucher sur un nouvel ordre mondial pacifique et stable. Pour atteindre ces objectifs, il faut une volonté de paix, des initiatives politiques et des résultats qui recréent l’espoir, sans quoi l’obsession de la sécurité risque d’aboutir à plus d’insécurité ». Telle est l’expérience de la « vieille Europe ».

Ce fossé existe également avec les opinions publiques dans le monde entier selon un sondage réalisé par le Pew Research Center de Washington dont les résultats ont été qualifiés par Mme Allbright de « stupéfiants ». Mais la prise de position commune de la France et de l’Allemagne sur le problème irakien, privilégiant une solution pacifique par l’envoi, le maintien sur place, voire le renforcement, de la mission des inspecteurs de l’ONU a constitué, en 2002, un fait politique majeur. Malgré la prise de position dans le Times du 30 janvier 2003 de huit dirigeants européens à contre-courant de leurs opinions publiques, la volonté de la France et de l’Allemagne de ne pas laisser instrumenter le Conseil de Sécurité de l’ONU pour préserver la possibilité d’une issue pacifique a évidemment une importance capitale : car sans l’aval de l’ONU pour préserver la possibilité d’une issue pacifique, l’opinion publique américaine resterait assez réticente quant à l’engagement d’une guerre préventive contre l’Irak. La prise de position des « Huit » obéit visiblement à une instrumentation américaine.

4) Les divergences transatlantiques portent au moins sur cinq points :

a) L’appréciation de la menace irakienne qui, du point de vue de l’opinion publique européenne, justifie plus une stratégie d’endiguement (maintien des inspecteurs de l’ONU) qu’une intervention militaire. b) L’inadéquation de la force militaire qui est celle des Etats-Unis à traiter des problèmes de société (islamisme, démocratie, etc.). Ben Laden n’a pas été capturé. L’Afghanistan n’est pas durablement pacifié, la menace d’Al-Quaïda demeure. La démocratie ne peut être importée de l’extérieur. Elle dépend d’abord de facteurs endogènes (tradition politique, développement des classes moyennes, éducation, etc.). L’analogie entre le Moyen-Orient et l’Allemagne ou même le Japon de 1945 n’a pas de sens. Le développement économique de l’Allemagne a commencé avec le Zollverein. La tradition parlementaire y était ancrée depuis près d’un siècle. L’Allemagne était en 1914 le pays le plus avancé de l’Europe avec un mouvement ouvrier particulièrement puissant. L’éclipse de la démocratie n’a duré que douze ans. Quant au Japon, il a choisi dès le milieu du XIXème siècle la voie de l’européanisation (ère Meiji). S’agissant du Moyen-Orient, la sous-estimation du facteur culturel et religieux est flagrante. c) L’appréciation des risques d’une intervention militaire en Irak (avenir de l’Irak - conséquences pour ses voisins -Turquie, Iran-, déstabilisation des régimes arabes modérés, coup de fouet donné à l’intégrisme islamiste, multiplication des germes du terrorisme, regain de l’antiaméricanisme et de la judéophobie). d) La priorité à donner à la solution du problème israélo-palestinien. e) Les non-dits sur les enjeux pétroliers et leur contexte géostratégique et sur le remodelage géopolitique ultérieur de la région.

III - Vers une nouvelle éclipse des Lumières ?

1. Différence (hypothèse comparatiste) entre l’époque actuelle et celle d’avant 1914.

Le XXème siècle « âge des extrêmes » selon Hobsbawm, est-il une simple parenthèse ? Fukuyama a prétendu voir dans l’écroulement de l’URSS la « fin de l’Histoire » et Nolte relativise le nazisme par le bolchevisme. Sommes-nous revenus à une époque comparable à ce qui existait avant 1914 ? Alors, regardons-y de plus près :

Le communisme et le fascisme ne se sont pas développés par hasard en Europe mais sur la base d’ingrédients idéologiques plus ou moins présents dès avant 1914 : ainsi le conflit idéologique entre réformistes à la Bernstein et « révolutionnaires » au sein des mouvements ouvriers d’Europe de l’Ouest, et par ailleurs la création d’un parti bolchevique, au sein du parti social-démocrate de Russie préexistaient à l’éclatement de la guerre. Quant au terreau essentiel du fascisme et du nazisme, il a été décisif dans le déclenchement de la guerre (courants impérialistes, satisfaits (Grande-Bretagne - France) ou revendicatifs (pangermanisme - panslavisme) - antisémitisme - irrationalisme, etc.).

Naturellement c’est la guerre de 1914-1918 qui a permis d’« activer » et de porter à l ’incandescence toutes ces tendances préexistantes.

La situation actuelle est évidemment très différente : le temps des impérialismes européens rivaux est derrière nous. Nous sommes à l’époque de la mondialisation. Il y a des nouveaux acteurs : Chine, Brésil, monde arabo-musulman et pays du Sud, etc. Il n’y a plus qu’une Superpuissance : les Etats-Unis. Les Etats-Unis ne sont pas un concept immobile, une figure abstraite, une « entéléchie », mais une réalité vivante dont il faut comprendre l’évolution. On ne peut discréditer à l’avance toute analyse critique en en faisant la marque d’une « névrose antiaméricaine » (Alain Minc).

2. L’évolution de la société américaine.

Mais on doit s’interroger aussi sur l’évolution idéologique de la société américaine depuis vingt-cinq ans, marquée par le développement de courants néo-conservateurs (en réaction à la période rooseveltienne et à la contre culture des années soixante-dix), appuyés sur le big business (énergie, industrie de défense), ou d’une droite radicale dont l’influence n’a cessé de croître (fondamentalistes chrétiens de la « Christian Coalition ») ou par l’affirmation par le Président Bush d’une stratégie néo-impériale fondée sur l’idée d’une mission providentielle des Etats-Unis autorisant les guerres préventives.

Naturellement toutes ces tendances latentes depuis des années ont été radicalisées depuis les attentats du 11 septembre 2001. Il n’est pas irrévérencieux de poser aujourd’hui la question de savoir ce qui différencie une guerre préventive d’une guerre d’agression. Avec la guerre annoncée en Irak, « la grande guerre contre le terrorisme », déclarée après le 11 septembre, s’éloigne de son objectif initial au risque de le contredire et d’alimenter le terrorisme lui-même, par la radicalisation prévisible du monde arabo-musulman. Ainsi, la perspective d’un « choc des civilisations », évoquée dès 1993 par Samuel Huntington prend consistance.

L’évolution de la société américaine depuis vingt-cinq ans, et en particulier le rôle qu’y jouent les média et la « communication » tout comme les orientations générales de la politique américaine (dérégulation généralisée et interventionnisme extérieur en rupture avec la tradition du New Deal et l’héritage keynésien) posent le problème de savoir si beaucoup d’Européens ne sont pas aujourd’hui prisonniers d’une image datée de l’Amérique.

3. Les risques de la surexpansion impériale (Paul Kennedy).

Déjà Paul Kennedy, en 1987, avant même la chute de l’URSS, dans « Déclin et puissance des grandes nations », s’interrogeait sur la capacité des Etats-Unis à maintenir un équilibre raisonnable entre la multiplicité de leurs engagements extérieurs, au Moyen-Orient, en Amérique Latine et en Asie Orientale et « l’érosion relative des bases technologiques et économiques de leur puissance face à l’évolution constante des structures de la production mondiale », ce qu’il décrivaient comme une « surexpansion impériale ». Paul Kennedy s’inquiétait déjà de la nécessité où se trouvaient les Etats-Unis, pour préserver leur position dans le monde, « d’importer de plus en plus de capitaux, ce qui, de plus grand créancier mondial, les avait déjà transformés en plus grand débiteur. L’endettement colossal des Etats-Unis (deux fois aujourd’hui celui des pays en voie de développement) créerait, selon Paul Kennedy le risque d’une baisse précipitée du dollar.

Ainsi la tâche que Paul Kennedy assignait aux hommes d’Etat américains de l’avenir était de gérer le déclin à long terme inévitable, mais somme toute très relatif, de la puissance américaine, en évitant d’accélérer ce déclin par des politiques à court terme. Malgré la chute de l’URSS, cette vision de Paul Kennedy n’était-elle pas prémonitoire ?

Force est de constater que les Etats-Unis ne peuvent compenser leur dépendance économique croissante vis-à-vis de l’extérieur (déficit annuel de la balance des paiements voisin de 500 Milliards de dollars, soit 5 % du PNB - endettement extérieur colossal) que par un véritable drainage de l’épargne mondiale. Leur statut d’unique superpuissance (et le rôle qui l’accompagne du dollar comme monnaie mondiale) sont évidemment la condition du maintien d’un privilège aussi exorbitant, difficilement soutenable dans la longue durée.

Il y a là, sans doute, une explication à la fuite en avant dans un interventionnisme croissant (Grenade, Panama, Irak) qui remet en cause les principes traditionnels de l’ordre international (refus de la guerre préventive, seule la légitime défense pouvant justifier la guerre, autorité de la règle internationale telle que posée par le Conseil de Sécurité de l’ONU, respect de la souveraineté des Etats et refus d’imposer des changements de régime par la guerre, déontologie de l’information respectant le pluralisme et le débat argumenté, etc.).

4. Un nouvel obscurantisme ?

Je vais citer deux intellectuels américains, M. Igger qui a bien montré hier soir que les Etats-Unis professaient un patriotisme religieux et Lewis Lapham qui comparait Georges Bush (manichéisme opposant le Bien et l’axe du mal, « Qui n’est pas avec nous est contre nous ! ») à Urbain II larguant la Croisade en 1066 à Clermont-Ferrand.

Cette dérive s’inscrit dans un contexte politique et idéologique : celui de l’après-11 septembre. Mais si le réflexe patriotique est compréhensible, celui-ci ne doit pas dégénérer en nationalisme. Peut-on exclure l’hypothèse d’une nouvelle « éclipse des Lumières » à l’image de celle qui a poussé l’Europe vers la guerre en 1914 ? La perspective d’une guerre de civilisation avec le monde arabo-musulman n’a, hélas, rien de fantasmatique. La radicalisation du conflit israélo-palestinien laissé sans solution, la montée de courants intégristes, y compris dans nos banlieues, la menace terroriste, les affrontements communautaristes, la montée déjà perceptible des amalgames et de l’intolérance, l’intoxication médiatique, pourraient bien augurer de l’enfoncement dans un nouvel obscurantisme opposant le djihad islamiste et ce que Lewis Lapham appelle le « Djihad américain », ce qu’Hubert Védrine qualifiait par litote de « simplisme ».

5. Contenir la démesure - l’ubris, péché par excellence selon les Grecs.

a) La tradition démocratique aux Etats-Unis.

Heureusement la tradition démocratique aux Etats-Unis est ancrée dans l’Histoire. La réaction de quarante prix Nobel américains, celle d’historiens comme Arthur Schlesinger, Lewis Lapham ou celle du professeur Joseph Nye qui s’alarme de voir compromettre le « soft power » de l’Amérique par un usage immodéré du « hard power » militaire, tout comme les réactions d’importantes personnalités démocrates comme Ted Kennedy, rendent manifeste que la tradition démocratique issue du New Deal est toujours présente Outre-Atlantique.

b) L’Intérêt commun : le rôle de la vieille Europe.

La tendance à la démesure n’est pas irréversible : nos pays ont une responsabilité importante pour la contenir, dans l’intérêt de l’Humanité et de la civilisation occidentale et des Etats-Unis eux-mêmes. L’enlisement de ceux-ci dans la profondeur du monde arabo-musulman aurait en effet des conséquences beaucoup plus graves que pendant la guerre du Vietnam, l’Europe serait aux premières loges. Il appartient au contraire à la conscience européenne née de l’expérience historique d’aider les Etats-Unis à résister à la tentation d’un Empire dont ils n’ont pas les moyens dans la longue durée et de redevenir, dans un monde multipolaire, la grande nation qu’ils sont.

c) Les bases d’une véritable alliance : confiance et franchise.

Quels que puissent être les dissentiments actuels entre les deux rives de l’Atlantique, nous devons veiller à faire en sorte que l’issue de cette crise permette de restaurer la confiance et la franchise qui doivent caractériser une alliance véritable.

Un proverbe allemand dit « Il faut dédiaboliser le diable » (qu’il soit l’Amérique ou l’antiaméricanisme).

Les bases de la restauration de la confiance peuvent s’énoncer simplement. Il faut :

1. asseoir les principes d’un ordre mondial stable et donc équitable ;

2. résoudre les questions politiques pendantes (conflit israélo-palestinien par la création d’un Etat palestinien viable) ;

3. désamorcer l’immense problème des pays du Sud et ainsi dominer un ressentiment qui ne s’adresse pas qu’à l’Amérique. L’Europe, elle aussi, a pris des responsabilités lourdes tout au long de l’Histoire. Et elle s’abstrait facilement des tâches qui normalement devraient lui revenir (Robert Malley). C’est la critique qu’on peut lui faire aujourd’hui. Elle n’a pas les moyens d’une autre politique.

d) Le rôle des opinions publiques et du couple franco-allemand.

Pour créer un nouveau pacte de confiance, l’Europe devrait peser de tout son poids. Ce ne peut être que le rôle des opinions publiques dont Gerhard Schröder et Jacques Chirac sont certainement plus proches que Tony Blair, José Maria Aznar et Silvio Berlusconi. L’Allemagne et la France, ensemble, ont posé un repère qui ne s’effacera pas : celui du Droit (rôle des Inspecteurs - tenue d’une conférence internationale sur le Proche-Orient).

Cette position de responsabilité vis-à-vis du monde s’oppose à un simple réflexe pacifiste propre à la « vieille Europe » (Verschweizerung). Le couple franco-allemand est la condition sine qua non de l’Europe à construire != huit dirigeants européens qui relaient les orientations de la politique de M. Bush.

e) Vers un Monde multipolaire.

Il faut conduire les Etats-Unis à accepter de se situer de plus en plus dans le cadre d’un monde multipolaire (Europe - Chine - Japon - Inde - Brésil ... et bien sûr Etats-Unis). Ceux-ci ont besoin d’alliés solides et non pas de supplétifs complaisants, car ils ne peuvent affronter seuls la complexité voire l’hostilité du monde. La lutte contre l’hyper terrorisme nécessite une étroite coopération avec des alliés et un effort multidimensionnel politique et économique pour résorber les fractures qui s’élargissent dans le monde et asseoir la crédibilité de valeurs réellement universelles.

Ce sont ces valeurs que nous avons en commun et c’est sur elles que nous devons nous appuyer pour affirmer notre responsabilité vis-à-vis du monde.
Mots-clés : europe états-unis

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 10 Février 2003 à 21:17 | Permalien

par Jean-Pierre Chevènement, Le Monde, 5 février 2003


Après neuf mois de gestation silencieuse, voici le message que Lionel Jospin délivre aux socialistes, à la veille de leur congrès : l’échec est un accident, "gagner était possible" ; le bilan ne saurait être "remis en cause". Le projet était bon. Il faut donc le reprendre ! Lionel Jospin a-t-il compris ce qui lui est arrivé ? S’il n’avait pas été accidentellement devancé de 194 000 voix par Le Pen au premier tour, il aurait été évidemment battu au second. Un tel résultat était inscrit aussi bien dans les chiffres du premier tour, la droite et l’extrême droite totalisant plus de 57 % des voix, que dans l’évolution des sondages, qui, depuis un an, montraient un retard croissant de Lionel Jospin sur Jacques Chirac. Quant au procès qui m’est fait, j’y répondrai plus loin.

Lionel Jospin ne veut pas voir qu’il est le principal responsable de sa défaite. Qui, en effet, se souvient, aujourd’hui, du projet porté par le candidat du PS ? "Une France active, sûre, juste moderne, forte" : le projet, à défaut d’être socialiste, était à l’eau de rose. Et les propositions que Lionel Jospin formule pour l’avenir le sont tout autant. Il ne propose pas, chose essentielle, la remise en cause de l’architecture économique et monétaire de Maastricht, qui nous enferme dans la récession : l’Europe n’a ni politique budgétaire, ni politique monétaire, ni politique de change. Elle subit et elle s’enfonce. Les politiques sont aux abonnés absents !

Il ne propose pas davantage la réforme des institutions internationales qui fonctionnent à contre-emploi comme le FMI, ou celles dont les règles doivent être revues, comme l’OMC, pour intégrer des paramètres sociaux et environnementaux. Dans ces conditions, les expertocraties libérales qui nous dirigent peuvent dormir tranquilles !

"Economies de compétition, sociétés fragiles, démocraties sensibles", voilà le cadre dont, selon Lionel Jospin, nous ne pouvons sortir. Il est convaincu d’avoir épousé la gauche, mais dans sa version désormais résignée à ne plus changer le monde.

Pour ranimer l’ambition de "changer la vie", il faudrait épouser la France, ses inquiétudes, ses rêves et son "dur désir de durer". C’est Jean-Christophe Cambadélis, je crois, qui a dit qu’un candidat à la présidentielle doit "épouser la France, toute la France, toutes les France". Or Lionel Jospin, ajoute-t-il, "confond la grandeur de la France avec l’histoire de la gauche".

Pour voir la gauche revenir au pouvoir, Lionel Jospin compte sur "l’effet essuie-glace", c’est-à-dire sur les erreurs de la droite. Et d’invoquer toutes les raisons que l’actuel gouvernement a de trébucher ("le reflux viendra").

Bien sûr, ce gouvernement inscrit sa politique dans une claire vision néolibérale. Mais, sur deux points, je nuancerai la critique de Lionel Jospin.

La rigueur budgétaire d’abord : le gouvernement de la gauche plurielle a bénéficié d’une conjoncture économique internationale exceptionnellement favorable pendant quatre ans. Lionel Jospin ne peut se targuer d’avoir "épargné tout plan de rigueur au pays" pendant cette période et en même temps surenchérir sur les engagements de retour à l’équilibre budgétaire à l’horizon 2004 qu’il a cosignés avec Jacques Chirac à Barcelone. Que cet engagement insensé ait été reporté à 2006 par l’actuel gouvernement est un pis-aller. Il faut obtenir plus : proposer d’exclure du calcul du déficit les dépenses d’investissements en matière d’infrastructures de transport, de logement social, de développement technologique et de défense.

Par ailleurs, sur l’Irak, Lionel Jospin souhaite que la France convainque ses partenaires européens de ne pas participer à la guerre et qu’à défaut d’y parvenir elle le décide pour elle-même. La démarche de notre diplomatie, qu’il qualifie d’"incertaine et -d’-ambiguë", a été heureusement différente : c’est la France seule qui, au Conseil de sécurité, a pris sur elle de subordonner au retour des inspecteurs de l’ONU en Irak toute initiative ultérieure. Si Lionel Jospin avait été élu président de la République, eût-il fait preuve de la même fermeté ? Ou ne serions-nous pas en train de négocier à quinze un compromis chèvre-chou qui eût valu feu vert pour George Bush ?

Bien sûr le gouvernement de M. Chirac et M. Raffarin va faire beaucoup de bêtises. Je préférerais que la gauche trouve ailleurs des raisons d’espérer : en elle-même, par exemple.

Lionel Jospin impute essentiellement aux autres la responsabilité de son échec. Une phrase m’émeut : "Ce qui m’a surtout manqué pour donner tout son sens et son élan à mon engagement présidentiel, c’est la dynamique politique d’une gauche rassemblée, c’est le sentiment de confiance que procure l’adhésion d’une majorité sortante au bilan commun". Combien je l’eusse moi-même souhaité ! Mais d’où vient que ce rassemblement n’a pas été possible ?

Est-il raisonnable, par exemple, d’imputer aux Verts, au Parti communiste et à "certains socialistes" l’incapacité à accepter "l’inévitable dimension répressive" d’une politique conciliant "l’ordre et le progrès" ? A qui incombait-il, sinon au premier ministre, d’imposer des arbitrages clairs en la matière, au sein du gouvernement ?

De même sur la Corse, pourquoi avoir voulu imposer une délégation du pouvoir législatif non seulement au ministre de l’intérieur, mais à l’ensemble des ministres, qui, le 5 juillet 2000, s’y étaient déclarés hostiles ? C’était, pour satisfaire aux conditions des indépendantistes, ruiner le principe républicain de l’égalité de tous devant la loi et la définition de la nation par la citoyenneté qui fait la force de la France. Lionel Jospin se réjouit de voir en M. Sarkozy le fidèle exécuteur testamentaire des accords de Matignon. Mais au-delà, comme je le craignais, la réforme constitutionnelle de M. Raffarin va propager le virus dans l’ensemble des régions...

Alors que la moitié de l’épargne française se plaçait à l’étranger ou s’y investissait de façon hasardeuse (France Telecom, Vivendi, etc.), ni le PCF ni le MDC ne pouvaient se satisfaire des digues de papier que le gouvernement érigeait, face à l’accélération des délocalisations et à la multiplication des plans sociaux. Dois-je rappeler que les députés MDC ont voté contre le pacte de stabilité et contre les deux lois, sur les "nouvelles régulations" (mai 2000) et sur la "modernisation sociale" (automne 2001), qui enterraient définitivement toute velléité de politique industrielle ?

Lionel Jospin a-t-il jamais cherché à transformer la gauche plurielle en un projet partagé et mobilisateur ? C’était certes difficile, mais il s’est progressivement résigné à se laisser enfermer dans le rôle d’un honnête gestionnaire du capitalisme mondialisé, tout en réalisant des réformes estimables dont certaines portaient la marque de la gauche (les emplois-jeunes, par exemple) et dont d’autres auraient pu être le fait d’un gouvernement républicain, simplement soucieux des intérêts du pays (ainsi le renforcement de l’intercommunalité).

Mais sur l’essentiel, rien : ni pour remonter la pente de la mondialisation libérale, limiter la "dictature de l’actionnariat" ou canaliser l’épargne nationale vers la modernisation de notre appareil productif, rien pour desserrer les contraintes de Maastricht, rien pour contrarier en Europe une logique fédéraliste qui nous mettra demain en minorité sur tous les sujets essentiels, à commencer par "l’Europe sociale".

Enfin, Lionel Jospin pouvait-il ignorer qu’en inversant le calendrier électoral il allait naturellement inciter chacune des formations de la gauche plurielle à soutenir un candidat ?

L’ancien premier ministre n’est pas la victime de l’émiettement de la gauche plurielle. Il en est le responsable essentiel.

Je suis obligé de répondre maintenant aux attaques qui me visent directement. Je préfère cela d’ailleurs à une campagne insidieuse contre laquelle je n’ai pu jusqu’à présent réagir.

Je conviens tout à fait que l’élimination de Jospin par Le Pen au premier tour est un accident. Je ne l’avais pas moi-même envisagé. Mais un aussi faible écart (194 600 voix) a forcément une multitude de causes. Le raisonnement de Lionel Jospin en pourcentages (23,3 % des voix sur Jospin en 1995 ; 23,7 % en 2001 sur Taubira, Chevènement et Jospin en 2002) ne tient pas la route : il faut évidemment prendre en compte la mer des abstentions (11 millions), les votes nuls (1 million) et les 8 millions de votes aux extrêmes. Lionel Jospin est-il à ce point insensible à la crise de notre système politique ?

Et puis il y avait aussi, à droite, cinq candidats (Chirac, Bayrou, Madelin, Christine Boutin et Corinne Lepage, sans compter Saint-Josse). Et j’ai moi-même pris plus de voix à Chirac qu’à Jospin d’après le sondage CSA "sortie des urnes". Si Chirac avait été devancé par Le Pen, eût-il incriminé Bayrou ?

Jospin, d’un mot, eût pu obtenir le retrait de Christiane Taubira. Il ne l’a pas fait. Il eût suffi aussi que Bruno Leroux ne procurât pas à Olivier Besancenot (plus de 4 % des voix) les parrainages nécessaires pour enlever des voix à Arlette Laguiller... et à Lionel Jospin. C’eût été prudent.

En fait, Lionel Jospin était sûr de figurer au second tour. Il a fait une erreur. Cela peut arriver. Mais il est plus facile de trouver un bouc émissaire, en l’occurrence moi-même, que de la reconnaître.

Lionel Jospin est trop fin analyste pour prendre au sérieux ses propres arguties chiffrées. Simplement, il est assez habile pour s’en servir politiquement.

Pour parfaire la logique du bouc émissaire, indispensable afin de sauver "le bon bilan" et la continuité de la politique sociale-libérale, Lionel Jospin incrimine le fond de ma campagne : j’aurais attaqué le gouvernement sur la sécurité, remis en cause le clivage gauche-droite, renvoyé dos à dos Jacques Chirac et lui-même, etc.

Il me semble qu’un candidat doit d’abord accepter la démocratie et ne pas prétendre substituer à l’exposé de divergences politiques, qu’il appartient aux électeurs de trancher, une sorte de terrorisme moral. Si Lionel Jospin avait devancé Le Pen le 21 avril, il aurait certainement été très heureux que je me prononce en sa faveur.

Le procès qui m’est fait n’est pas seulement odieux : il est ruineux pour la gauche, qui ne pourra se reconstruire qu’en assumant la France à partir du socle solide des principes républicains. Dois-je préciser que je n’ai jamais employé l’expression "ni droite ni gauche" ? J’ai simplement dit, dans mon discours de Vincennes, que la gauche et la droite continueraient, mais qu’au-dessus d’elles il y avait la République, c’est-à-dire un certain sens de l’intérêt général, une certaine idée de la France. C’est sûrement un point de désaccord que j’ai depuis longtemps avec Lionel Jospin.

Quant à la définition du "système du pareil au même", je n’ai rien à y retirer : l’acceptation des mêmes postulats maastrichtiens conduit la droite et la gauche installées à faire depuis longtemps les mêmes politiques. Jacques Chirac et Lionel Jospin en ont fourni le 15 mars 2002 le plus bel exemple, en signant ensemble, à Barcelone, un accord libéralisant le marché de l’électricité, repoussant ensuite de cinq ans l’âge de la cessation d’activité, et enfin surenchérissant absurdement sur un pacte de stabilité qu’ils avaient déjà conclu ensemble en 1997, et dont je m’étais alors clairement dissocié au conseil des ministres du 18 juin. Pouvaient-ils donner ensemble une meilleure démonstration du bien-fondé de mes analyses ?

La vérité est que, pendant trois ans et trois mois, j’ai investi dans mon domaine de compétence toute mon énergie pour sauver Lionel Jospin des démons de la majorité plurielle. Faute d’y être parvenu, et m’étant trouvé contraint de quitter le gouvernement en août 2000, je me suis résolu, un an après, à l’orée d’une campagne où les deux candidats institutionnels n’offraient aucune vision de son avenir à notre pays, à proposer aux Français un projet fondé sur les clairs repères de la République.

Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur. J’aurais préféré que Lionel Jospin transformât la combinaison qu’était la gauche plurielle au départ en un projet mobilisateur pour la France. Mais c’était le dernier moyen qui me restait pour redresser le cours des choses dans la durée.

Je ne le regrette pas. Ma logique n’était pas "destructrice pour la gauche". Elle aurait pu la sauver, car la gauche avait et a plus que jamais besoin d’un projet solide et enthousiasmant pour renaître. Il faut simplement qu’elle s’avise que la nation existe et qu’on ne peut rêver de transformer le monde sans prendre appui sur elle.

Pour ce qui est de mes compagnons et de moi-même, nous avons été battus aux législatives certes, mais nous l’avons été par le PS, relayé par la bienpensance sociale-libérale. L’occasion était trop belle.

Mais les idées ont la vie dure. L’idée républicaine, quant à elle, a rencontré un fort écho dans le pays. Dois-je rappeler que mon score a été supérieur à celui des Verts, de la LCR, du PCF et, bien sûr, des radicaux de gauche ? Il y a là un espace qu’avec le Mouvement républicain et citoyen (MRC) nous entendons structurer progressivement. Nous travaillerons ainsi à la refondation républicaine de la France et à celle de la gauche, si, bien sûr, celle-ci sait y discerner la condition de son renouveau et d’une alternative républicaine et citoyenne, et pas seulement pour notre pays.
Mots-clés : 2002 lionel jospin

Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le 5 Février 2003 à 13:01 | Permalien
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