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La nation, cadre privilégié de l’exercice de la démocratie


Entretien de Jean-Pierre Chevènement à la Revue internationale et stratégique de l'IRIS, propos recueillis par Didier Billion et Marc Verzeroli, numéro 102, été 2016.


Revue Internationale et Stratégique: La défense de la nation républicaine constitue l’un des socles de votre positionnement politique. Comment la définissez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement:
La nation républicaine se définit comme une communauté de citoyens. La République est, depuis deux siècles, le nom moderne de la France. J’insiste donc sur cette identité républicaine, ce qui ne signifie pas que la France n’a pas existé avant la proclamation de la souveraineté nationale par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 – « le principe de toute souveraineté réside en la Nation ».

C’est en français que les États généraux, la Constituante, puis l’Assemblée législative ont élaboré les éléments de ce qui allait fonder le contrat social républicain. Mais comment imaginer que la Révolution puisse être comprise si l’on fait abstraction du siècle des Lumières, de Rousseau, de Voltaire, de Montesquieu, de Montaigne et de combien d’autres ? La France est un long fleuve qui prend ses sources très loin dans le passé. Au VIe siècle, la coagulation entre l’Église, qui incarne ce qui reste du monde gallo-romain, et les tribus franques, dont Clovis est le chef, marque un point de départ. Le partage de l’empire de Charlemagne dessine également les contours de l’Europe future et, au XIIIe siècle, du règne de Philippe Auguste à celui de Louis IX, se dessine une première unité française à l’ombre des cathédrales et sous le chêne de Vincennes, où Saint Louis tient ses lits de justice. Il n’est ainsi pas douteux qu’après la croisade des Albigeois, qui rattache la France d’oc et la France d’oil, le règne de Saint Louis apparaisse comme un formidable cautérisant par rapport aux plaies durables qu’auraient pu engendrer cette croisade. Saint Louis a donc créé le royaume de France dans les cœurs, dans les âmes, et pas seulement par le fer.

En outre, il faut toujours revenir à cette idée qu’émettait Napoléon : un pays a la politique de sa géographie. La France est un isthme entre la Méditerranée et la mer du Nord, et il n’y a de France sans un pouvoir qui tient bien arrimées cette France du Nord et cette France du Sud. La France est aussi un cap, celui de l’Eurasie, et, par conséquent, un pays de mélange et de métissage, puisque tous les flux humains finissent par y aboutir. J’ajoute que la France se définit par son indépendance, aussi bien à l’égard de l’Allemagne que de l’Angleterre, avec lesquelles elle aurait pu être fusionnée : l’Allemagne dans le cadre du Saint Empire romain germanique, dont la limite touchait la Meuse, la Saône et le Rhône mais dont les prétentions allaient bien au-delà ; Or le roi de France se voulant empereur en son royaume et ne reconnaissait donc pas la prétention à l’universalité du Saint-Empire. Par ailleurs, l’Angleterre avait une dynastie française : les Plantagenêt qui avaient d’immenses possessions en France, de l’Anjkou à l’Aquitaine. Le roi d’Angleterre se voulant roi de France, il fallut attendre Jeanne d’Arc et la bataille de Castillon pour que « l’Anglais soit bouté hors de France ».

La France s’est donc définie par sa vocation à l’indépendance. Et étant donnée sa diversité, constitutive de son identité, selon Fernand Braudel, on peut dire que c’est une création politique. Ce n’est pas seulement un produit de la géographie : c’est aussi un produit de l’histoire, l’œuvre de la royauté capétienne, continuée par l’Empire et la République..

En tout cas, je n’oppose pas la République à la Nation, je n’oppose pas la République à la France. À mon sens, l’identité de la France, c’est l’identité républicaine depuis deux siècles, mais elle a ses racines dans un lointain passé, sans lequel on ne pourrait pas comprendre la France. J’ajoute que les peuples savent bien qu’ils ne procèdent pas de définitions juridiques. Ils ne peuvent pas s’identifier seulement à des concepts abstraits, ils ont besoin d’un enracinement historique, charnel. Le patriotisme républicain va bien au-delà du patriotisme constitutionnel cher à Habermas.


Pourquoi cette nation républicaine mérite-t-elle d’être défendue ?
Elle mérite d’être défendue, parce que le saut effectué en 1789 et dans les années qui ont suivi est absolument extraordinaire du point de vue de l’organisation des sociétés humaines. C’est le droit des hommes substitué à la loi divine. C’est l’idée qu’il y a un espace laïc où les citoyens débattent, éclairés par la raison naturelle et formés par l’école, pour définir l’intérêt général sur la base de principes – liberté, égalité, fraternité – qui vont donner à la République sa dynamique propre.

La Troisième République va parfaire la laïcité par les lois sur l’école et la séparation de l’Église et de l’État. Une définition avancée de la République comme République sociale interviendra avec le programme du Comité national de la Résistance (CNR). L’idée républicaine est une idée très forte, qui aura un impact européen et mondial, car le modèle de l’État-nation et les principes qui le sous-tendent – la souveraineté des peuples et leur droit à l’autodétermination – sont aujourd’hui des principes fondateurs de l’ordre international. On peut dire sans tomber dans la mégalomanie que le monde s’est organisé sur le principe qui avait été défini par la Première République à la fin du XVIIIe siècle. Certes beaucoup d’États contemporains sont fragiles, mais il faut laisser à l’Histoire le temps de se faire. Ces principes demeurent fondateurs.

Sans nation, pas de démocratie. C’est que la nation implique un sentiment d’appartenance que je ne vois pas, par exemple, dans l’Union européenne (UE). Les gens se sentent appartenir à la France, ils ne se sentent pas – ou secondairement – appartenir à l’UE même si celle-ci est une famille de nations. Le sentiment qui prime dans tous les pays européens est celui de l’appartenance nationale. Or le sentiment d’appartenance est fondateur de la démocratie.. L’existence du sentiment d’appartenance est ce qui fonde l’acceptation par la minorité de la loi de la majorité. S’il n’y a pas ce sentiment d’appartenance, c’est la guerre civile. Mais s’il existe, vous avez la loi majoritaire et l’espoir que la minorité, un jour, puisse devenir majorité. La nation, c’est donc la démocratie, son cadre privilégié d’expression.


Ce concept de nation est-il encore le levier pertinent d’action dans un monde globalisé ?
La France ne doit pas se dissoudre dans le global. Tout ne se résume pas à l’économie. Il faut avoir un lieu d’où l’on parle et d’où l’on puisse prendre des décisions politiques. J’observe que les cités-États comme Singapour sont la preuve que la nation n’est pas incompatible avec la globalisation. D’autres pays, même plus petits que la France, l’ont aussi montré à leur manière : la Corée du Sud, Israël, Cuba, sans parler des grandes nations continentales que sont les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Brésil. Mais un pays comme la France, qui compte aujourd’hui parmi les dix premières nations mondiales et qui a les moyens de le rester si elle le veut, n’a aucune raison de se dissoudre dans le global. Au contraire, dans cet univers « globalisé » dont parlent les Anglo-Saxons – je préférerais « mondialisé » –, la France est un modèle. Elle est bâtie à l’aune à laquelle on peut prendre un certain nombre de décisions politiques. La nation n’est pas contradictoire avec l’ouverture. Je dirai même qu’à certains égards, elle la permet : elle est la brique de base d’un véritable internationalisme. Elle seule peut lancer le dialogue refondateur dont l’Europe a besoin. L’internationalisme n’existe pas sans la nation, il n’y aurait alors que le « règne la multitude », pour reprendre la formule d’Antonio Negri, c’est-à-dire le retour à la barbarie.


Toutefois, le cadre « État-nation » fait aujourd’hui l’objet de remises en question, à la fois par l’emprise que cherche à imposer l’Union européenne, voire par l’émergence de mouvements de revendication de type Écosse ou Catalogne.
La construction européenne est une construction mal pensée, essentiellement à travers le marché et la concurrence. Elle veut dissoudre les nations existantes. Si encore c’était pour en former une plus vaste, qui serait une fédération. Mais qui dit fédération dit nation : la République fédérale allemande et les États-Unis sont des fédérations, mais qui ne fonctionnent que parce qu’il existe une nation américaine ou allemande. On peut le déplorer ou s’en réjouir, mais le moment d’une fédération européenne n’est pas venu.

On le voit à travers l’échec de la monnaie unique, qui procède justement de la négation de l’hétérogénéité, à la fois politique et économique, constitutive de la zone euro. Bien évidemment, dans une zone monétaire non-optimale et à défaut de mécanismes de solidarité que l’absence d’un sentiment d’appartenance ne rend pas possibles, les écarts ne cessent de s’accroître. Les Allemands ne sont pas prêts à aller jusqu’à des transferts financiers massifs au profit des pays qui sont en difficulté, ils prétendent plutôt leur imposer une discipline budgétaire, salariale, etc. La monnaie unique accroît les tensions entre les nations européennes. Elle n’est pas viable à terme, parce qu’elle est frappée d’un vice intime, rédhibitoire, d’un péché originel dont je ne vois pas comment elle pourrait se délivrer : elle a fait l’impasse sur la politique.

On peut imaginer des rustines, « acheter du temps » comme dit l’économiste allemand Wolfgang Streeck, mais la construction est extrêmement fragile. Si vous prenez un autre exemple : Schengen, reporter nos frontières extérieures sur des pays qui sont très fragiles et totalement incapables d’assurer cette fonction, comme la Grèce, voire l’Italie, n’est franchement pas une bonne idée. Il y a quelque chose qui procède, là aussi, de la même illusion que l’on peut tirer un trait sur l’existence des nations.

En outre, si l’UE veut s’assurer un avenir, il faut qu’elle se reconstruise sur le plan industriel, productif. Il existe un « atelier » qui est l’Allemagne, mais les pays du Sud ne peuvent accepter durablement leur désindustrialisation. Je ne suis pas hostile à l’idée européenne en soi, bien au contraire, mais il faut repenser l’Union et la reconstruire à partir de ces briques de base que sont les nations politiques : il faut sur l’essentiel, élaborer un projet dans lequel elles puissent se reconnaître. L’Europe peut se faire aussi à travers des délégations de compétences, mais à condition que leur exercice soit démocratiquement contrôlé. Aujourd’hui ce n’est pas le cas : des pans entiers de la souveraineté sont confisqués par une technocratie opaque.


Peut-on considérer qu’il y aurait une sorte de désaffection, de perte de confiance à l’égard de ce que constitue l’État-nation ? Dans l’affirmative, cela n’aurait-il pas un lien avec ce que certains, en France, appellent le déclinisme ?
Ce phénomène de désaffection est propre à l’UE. Il est également lié au discrédit dont on a voulu frapper les nations européennes, comme si elles étaient coupables des deux guerres mondiales. Quiconque a fait un peu d’histoire sait que c’est une toute petite partie des élites, notamment l’état-major et les responsables de l’Allemagne wilhelmienne du Deuxième Reich, qui ont pris l’initiative de déclencher le plan Schlieffen, un plan de guerre préventive conçu dès 1905, et ouvert la boîte de Pandore, qui ne s’est pas refermée et a donné le XXe siècle. Ce n’était ni la responsabilité du peuple allemand, à qui l’on a fait croire qu’il était menacé par la Russie, ni celle du peuple français. Je pense que les nations ont été injustement discréditées. À l’extérieur, on voit bien que ni la Chine, ni l’Inde, ni le Brésil, ni le Viêtnam, ni Cuba, etc., n’ont le moindre doute quant à la légitimité de leur existence nationale.

Bien évidemment, la mondialisation et, surtout, l’évolution de l’esprit de nos élites font que la France est particulièrement touchée par ce phénomène de désaffection à l’égard de la nation. Mais ce phénomène n’est pas si nouveau : il a déjà existé dans les années 1930 et 1940. Les élites avaient trouvé alors d’autres prétextes pour ne pas remplir leur devoir. Mais si cette tendance est à nouveau à l’œuvre, elle rencontre tout de même une limite : ce sentiment n’existe pas au sein du peuple, qui reste attaché à la nation. Dans ce contexte, la surdité des élites depuis près de trente ans, devant les conséquences de la politique qu’elles ont initiée et maintenue, a évidemment abouti à la montée de partis qu’on appelle « populistes ». Ceux qui les stigmatisent feraient bien de s’interroger sur leurs propres responsabilités. Et naturellement, l’existence d’un sentiment national, qui s’est assez puissamment manifesté au sein du peuple français à l’occasion des attentats de 2015, fait réfléchir les élites – ce qui est nouveau.

À travers une série de facteurs, on voit bien que quelque chose ne fonctionne pas. Nous ne maîtrisons pas des phénomènes comme le terrorisme djihadiste, la crise migratoire, nos rapports avec la Russie. N’oublions surtout pas le chômage de masse, qui touche l’UE mais pas les États-Unis ou des pays situés hors de la zone euro, comme le Royaume-Uni, la Suède ou la Pologne. Le délitement de notre tissu industriel est également quelque chose de frappant : nous avons laissé partir plusieurs grands groupes, qui sont désormais des multinationales étrangères. Je ne cite pour mémoire qu’Arcelor, Péchiney, Lafarge, Alstom, Alcatel. Cette évolution était parfaitement évitable : Alcatel dominait par exemple le marché mondial des télécommunications, dont elle tenait 15 % en 1981.

Au final, ce sentiment de désaffiliation nationale au sein des « élites mondialisées » (Zygmund Bauman) est contrebalancé par l’attachement du peuple à la nation. Le peuple ressent que cette dernière est la seule chose qui peut le défendre dans les temps troublés qui sont devant nous. Je ne pense pas que le peuple s’alignera sur les élites ; je pense que ce sont les élites qui doivent maintenant s’aligner sur le peuple et restaurer le dialogue et le lien de confiance qu’elles ont laissé péricliter.


En la matière, quel regard portez-vous sur la notion de patriotisme économique ?
J’observe que ce patriotisme économique existe dans la plupart des pays. Je ne vois pas pourquoi la France, depuis très longtemps – au moins depuis 1983 –, a tourné le dos à cette idée en s’en remettant à l’administration de la concurrence opérée par la Commission de Bruxelles, en application de l’Acte unique, négocié en 1985 et entériné en 1987.


Quelle distinction établissez-vous entre patriotisme et nationalisme ? Les deux notions sont souvent présentées de façon antagoniste ; est-il possible de dépasser cette dualité traditionnelle et comment peuvent-elles s’articuler ? Le nationalisme est-il forcément régressif ? Le patriotisme est-il un populisme ?
Pour moi, le patriotisme n’est pas un « populisme ». D’ailleurs, le mot « populisme » mériterait maintes recherches et définitions. On définit souvent le patriotisme comme l’amour des siens et le nationalisme comme la haine des autres. Il peut toutefois y avoir un glissement du patriotisme au nationalisme : quand un pays est agressé – par exemple, la France en 1914 –, il développe non seulement un réflexe patriotique, mais il peut aussi y avoir un phénomène de nationalisme. Celui-ci peut être justifié à certains égards, notamment en situation de légitime défense. Le nationalisme peut alors avoir une connotation positive. Ainsi pour tous les pays colonisés en lutte pour leur indépendance : on les appelait les mouvements indépendantistes « nationalistes », mais ce n’était pas considéré comme péjoratif. Aujourd’hui, j’observe que les nationalistes corses, bien que minoritaires puisqu’ils représentent, en termes d’électeurs inscrits, moins de 20 % du total des habitants de l’île, se réclament du nationalisme, dont la définition me paraît très proche de la définition ethnique du peuple. Ils oublient simplement que 600 000 Corses vivent sur le continent, ce qui risquerait de poser problème en cas d’éventuelle indépendance, à moins d’en faire des résidents étrangers ...

En général, je combats le nationalisme. Même si les mouvements de libération nationale ont été parfaitement légitimes, ils peuvent alimenter des nationalismes à retardement. Je ne pense pas que l’on puisse bâtir l’avenir de l’humanité sur une exacerbation des antagonismes qui ont pu exister par le passé. Je ne méconnais pas le rôle de l’humiliation dans l’Histoire, des répercussions que cela peut avoir au fil des générations, mais je crois qu’il nous appartient de nous dégager de ces surenchères, d’essayer d’aller vers un monde où les nations indépendantes pourront dialoguer à égalité.

Pour revenir à votre question, le patriotisme est sain, mais il peut y avoir des maladies de la nation. Il faut donc combattre ces déviations nationalistes et toujours se rappeler que la République est fondée sur des idéaux universels : une nation républicaine est naturellement ouverte et ne cherche pas à imposer sa loi au reste du monde. C’est ce que disait déjà Robespierre au moment de la déclaration de guerre de la France à la Prusse et au Saint Empire romain germanique en 1792 : « Les peuples n’aiment pas les missionnaires armés. Paris n’est pas la capitale du monde ». On oublie souvent que ce sont les Girondins qui ont déclaré la guerre. Naturellement, aussi bien l’idée des républiques-sœurs que celle des colonies que l’on allait élever progressivement à la civilisation ont montré leurs limites.

Je pense donc qu’à travers la nation républicaine, il y a une vision d’un avenir commun à l’humanité toute entière. D’où le fait que nous avons naturellement le souci du bien commun de l’humanité, du développement, de l’avenir, du climat, d’un certain nombre de préoccupations qui dépassent l’horizon national. C’est en cela que la nation républicaine n’est pas la nation ethnique, une notion excessivement appliquée à l’Allemagne, sans doute parce que ce sont des théoriciens allemands et la tradition romantique qui ont défini la nation comme culturelle d’abord, puis ethnique. Cette déviation est encore courante en Europe centrale et orientale.

La conception de la nation républicaine existe, elle a encore beaucoup de progrès à faire pour qu’un certain nombre de nations nouvellement nées se définissent selon des critères républicains, mais je crois qu’elle a un grand avenir. Elle a mauvaise presse aujourd’hui, on la critique au nom tantôt de la laïcité, tantôt des accords Sykes-Picot, etc., mais la réalité est que l’on n’a pas trouvé mieux. Elle a même, pour moi, encore un peu d’avance sur un certain nombre de soi-disant États – islamique, par exemple – ou de pays qui se définissent essentiellement à travers une religion.


Dans le contexte français actuel, quel regard portez-vous sur le débat sur l’identité nationale de 2009-2010 ? À la vue des controverses récentes sur la déchéance de nationalité, cette initiative a-t-elle véritablement fait avancer le débat ? A-t-elle, au contraire, cristallisé des tendances politiques régressives et eu des conséquences négatives sur cette conception républicaine exigeante que nous devrions, selon vous, avoir ?
Vous évoquez ici l’absence de culture de la plupart de ceux qui nous dirigent, où les arrière-pensées politiciennes qui les meuvent. En l’occurrence, le débat de 2009-2010 aurait pu ne pas être inutile s’il avait été bien cadré, mais la tâche était difficile. J’ai moi-même insisté sur le fait qu’il fallait expliquer que la nation républicaine était l’héritière d’un passé plus lointain qu’elle s’est approprié : les fondateurs de la Troisième République ont en quelque sorte « nationalisé » Jeanne d’Arc et Philippe Auguste, ils ont effectué un travail de réinterprétation du passé à la lumière de la France républicaine, création de la Révolution, épisode évidemment central dans l’histoire de la France. Mais le fait que nous soyons dans une République n’implique pas que nous n’ayons pas une histoire. Et j’observe que, dans le monde compliqué vers lequel nous allons, nous ne pourrons opposer au fanatisme religieux qui se développe que cette conception de la nation républicaine. C’est-à-dire une nation qui se définit par la citoyenneté, mais qui ne nie pas qu’elle est l’héritière d’un lointain passé. Car la France a déjà souffert et va souffrir encore, dans les temps qui viennent : il faut que nos concitoyens aient des raisons de se sacrifier, le cas échéant, sans quoi notre nation ne pourra pas survivre.

En ce qui concerne les dynamiques actuelles et la déchéance de nationalité, il s’agit encore d’un problème mal posé. Qu’une poignée de criminels soient déchus de leur nationalité française ne me choque pas. Mais qu’on laisse entendre que seuls les binationaux puissent l’être est un ferment de division que l’on n’avait pas à offrir à nos pires adversaires, alors que nous avons une formation d’extrême-droite, d’un côté, et des gens qui n’ont les idées claires à aucun point de vue, de l’autre. Je prends l’exemple des associations « sans-papieristes », qui se déclarent « citoyennes » mais dont le rôle essentiel est d’empêcher l’application de la loi. Or, bien évidemment, tout peuple doit maîtriser la possibilité que des étrangers viennent s’installer durablement sur son sol. Nous avons une sensibilité, à gauche, qui est l’héritière d’une permissivité soixante-huitarde mais qui ne nous prépare pas aux défis de l’avenir. Son existence – que je ne mets pas sur le même plan que le Front national – complique sérieusement le problème de l’intégration qui est celui de l’accès aux codes sociaux. De même le comportement de quelques petites bombes humaines téléguidées, qui ne traduit en aucun cas l’état d’esprit de la masse de nos concitoyens de tradition musulmane, favorise des amalgames inacceptables. Ces tendances centrifuges et quelquefois mortifères doivent donc être isolées et réduites, mais cela prendra du temps.

Les corrections apportées au projet initial de déchéance de nationalité me paraissent répondre à la critique faite au nom de l’égalité des citoyens.


Est-il possible, selon vous, d’appliquer une grille de lecture unique pour apprécier les différents mouvements nationalistes en Europe : Écosse, Catalogne, Ligue du Nord, Vlaams Belang ?
D’une certaine manière, ces phénomènes sont propres à l’UE, dont les vieilles nations ont souffert. S’il devait y avoir une grille de lecture applicable dans toutes les régions concernées, ce serait que les régions riches cherchent à dissocier leur destin de celui d’ensembles où elles se retrouvent avec des régions plus pauvres. C’est le cas de tous les exemples que vous citez, sauf de la Corse, mais il est vrai qu’il y a toujours eu une très forte interpénétration entre le milieu nationaliste et le milieu mafieux. Le nationalisme pourrait alors être un outil pour que les mafias corses puissent se développer plus facilement. D’ailleurs, c’est ce qu’elles font : du fait de la faiblesse des gouvernements de tous bords, ainsi que du clientélisme de la droite et de la gauche locales, elles ont réussi à conquérir une majorité relative. Rappelons qu’en 2003, les Corses ont refusé par référendum de devenir un territoire d’outre-mer, bien qu’on leur ait finalement imposé par un amendement parlementaire voté à la sauvette, dans un bel exemple de déni de démocratie, un statut de collectivité unique.

La tendance obéit donc effectivement à une certaine grille de lecture : le sentiment national s’est affaissé en Europe, et les égoïsmes régionaux se développent et peuvent alimenter la tentation de la sécession.


Prenons le cas catalan : s’agit-il d’un régionalisme ou bien d’un nationaliste au sens progressiste du terme ? Après tout, il existe une longue histoire du catalanisme.
L’unité de l’Espagne ne s’est pas faite comme celle de la France : elle a juxtaposé des ensembles depuis le mariage de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille au XVe siècle. Il y avait, à l’époque, un royaume d’Aragon, auquel appartenait la Catalogne et Majorque. À l’inverse, le modèle français a, si je puis dire, « compacté » la nation.

Je pense tout de même que ni la Catalogne ni l’Espagne ne gagneraient beaucoup à une séparation. Il y a quelque chose d’un peu maladif à vouloir marginaliser l’usage de l’espagnol en Catalogne : le reste du pays demeure quand même son premier partenaire commercial – et humain. Je n’ai pas à m’immiscer davantage dans les affaires intérieures d’un pays voisin et ami, mais je préférerais que ce problème soit résolu en interne.


En certains endroits de la planète, on constate la montée en puissance d’acteurs armés non étatiques, et par conséquent non nationaux, comme Boko Haram et l’État islamique, un phénomène qui va souvent de pair avec la déliquescence de ces régions. Cela n’est-il pas révélateur du lent processus de remise en cause du concept d’État-nation ?
Comme je l’ai dit plus tôt, il faut laisser le temps à l’Histoire de s’accomplir. Ces nations nouvelles ont le droit à leur propre histoire. Les accords Sykes-Picot ne sont pas ceux qui ont délimité les frontières entre la Syrie et l’Irak, contrairement à ce que je lis sous la plume d’hommes éminents, d’orientalistes qui devraient mieux connaître l’histoire des pays dont ils parlent – je pense à Pierre-Jean Luizard, qui oublie que toute la région de Mossoul était sous influence française aux termes des accords Sykes-Picot et qu’elle n’a rejoint l’Irak et le mandat britannique qu’en 1924. Sykes-Picot n’a donc été qu’une ébauche. Cependant, il y avait une réalité : deux capitales, héritières des califats omeyyade et abbasside. Il semblait raisonnable de constituer des États autour d’elles.

Pourquoi serions-nous, nous Français en particulier, contre des États pluriethniques, pluriconfessionnels ? Nous sommes, en principe, les tenants d’un État laïc, et le soutien à un État pluraliste n’est pas synonyme d’horreur. C’est une vision ethniciste ou culturaliste de la nation qui fait considérer la Syrie ou l’Irak comme des États artificiels : la plupart des frontières sont assez artificielles au départ, mais l’on s’y fait ! C’est même un principe de l’Organisation des Nations unies ou encore de l’Union africaine de respecter les frontières acquises historiquement. D’ailleurs, je souhaite bien du plaisir à qui voudra remodeler le Moyen-Orient.

Je pense que des phénomènes comme le soi-disant État islamique et Boko Haram donnent deux exemples d’une régression dans un islamisme radical que les populations elles-mêmes supportent très mal. Il ne s’agit pas de formules d’organisation viables. Comme je le disais plus tôt, le modèle de la nation républicaine garde l’avenir devant lui.


Il faut y ajouter une difficulté singulière : en plus de ces groupes extrémistes radicaux qui veulent soi-disant remettre en cause les frontières, il existe un autre adversaire, à savoir ceux qui se sont appelés un moment les néoconservateurs. Eux aussi, pour d’autres raisons, voulaient remettre en cause le modèle d’État-nation républicain et mettre en œuvre des constructions ethno-confessionnelles dans cette région du monde. Ce double mouvement a donc en réalité le même but.
Je ne sais pas si tous les néoconservateurs voulaient cette fragmentation du Moyen-Orient. Ils ont réussi en Irak, sans pour autant détruire le sentiment d’une historicité de l’État irakien. Même s’il y a des entités constitutives auxquelles il faut donner une certaine autonomie, le sentiment d’une unité irakienne perdure. Il n’est pas douteux que le néoconservatisme, cette prétention à exporter la démocratie a en réalité fracturé les États et créé le lit de phénomènes comme Daech. Les rapports entre le monde musulman et l’Occident sont compliqués : historiquement, il y a la colonisation franco-britannique entre les deux guerres mondiales, la création d’Israël en 1948, les interventions extérieures peu judicieuses en Irak (1991-2013), en Libye (2011), et aujourd’hui en Syrie – un affrontement entre le régime et les rebelles, mais aussi une guerre par procuration qui oppose la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar à l’Iran et l’axe chiite. Bien sûr il y a aussi à la crise du monde arabo-musulman des causes endogènes : absence de liberté civique notamment mais encore une fois un Etat républicain ne se crée pas en un jour.

Le sommaire complet du numéro sur le site de l'IRIS


le Vendredi 2 Septembre 2016 à 12:41 | Lu 6336 fois



1.Posté par Yvon GRINDA le 04/09/2016 16:40
Quel dommage que ce discours sur l'état-nation n'ait pas été lu à nos enseignants il y a 48 ans ! . Nous n'en serions pas arrivés là Mesdames et Messieurs les soixante-huitards !

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