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Enjeux sécuritaires transfrontaliers dans l'espace euro-méditerranéen


Intervention de Jean-Pierre Chevènement, à l'occasion de la session internationale euro-méditerranée à l'Ecole militaire, jeudi 27 février 2014.


Mon général, Mesdames, Messieurs,

Vous m’avez demandé de conclure cette session consacrée aux enjeux sécuritaires transfrontaliers dans l’espace euroméditérranéen.

Je le ferai de trois manières :

  • D’abord en prenant un peu de distance par rapport au sujet tel qu’il est formulé et en soulignant, notamment, l’importance de la géographie et de l’Histoire dans cette région.
  • Ensuite en analysant la stratégie des principaux acteurs dans la région.
  • Enfin en énonçant les principes qui doivent guider l’action en matière de sécurité, elle-même mise au service du développement de l’Afrique, car là est pour nous tous, Européens et Africains, le véritable défi.

I - Nécessité d’une vue d’ensemble s’agissant de l’espace euro-méditerranéen

1. Le poids de la géographie d’abord

La Méditerranée est une mer tri-continentale qui baigne l’Europe du Sud, l’Afrique du Nord et l’Asie Mineure.

Longtemps lac quasi fermé, sauf à travers les « Colonnes d’Hercule », aux temps antiques, devenues, aujourd’hui, détroit de Gibraltar, la Méditerranée est depuis le percement de l’isthme de Suez par Ferdinand de Lesseps en 1869, une voie de passage vers le Golfe, les Indes et l’Extrême Orient.
Centre du monde, comme à l’époque de l’Empire romain, marginalisé par les grandes découvertes au XVIe siècle, elle est redevenue un enjeu stratégique à l’échelle mondiale avec le canal de Suez et le pétrole.

2. Je soulignerai ensuite le poids de l’Histoire et des religions

a) La Méditerranée a été de tous temps le lieu de confrontation des Empires et des civilisations.
Egyptiens, Babyloniens, Perses dans la Haute Antiquité - au Ve siècle avant JC - ; Perses et Grecs., Orient et Occident Alexandre créée un Empire tricontinental au IVème siècle avant JC ; Romain et Carthaginois (Phéniciens) autres figures de l’occident et de l’Orient s’affrontent au IIIe et second siècles avant JC ; puis les Grecs et les Romains qui finissent par dominer et unifier le bassin méditerranéen. Celtes et Maures sont progressivement romanisés. Les invasions germaniques mettent bas l’Empire romain d’Occident et vont battre la rive Sud avec les royaumes vandales, puis, revanche de l’Orient, ce sont les invasions arabes sur la rive sud, en Espagne, et enfin l’arrivée des Turcs en Anatolie et dans les Balkans. La colonisation européenne se développe à partir de l’Expédition d’Egypte de Bonaparte. Puis avec les deux guerres mondiales et le déclin de l’Europe vient le temps de la décolonisation avec les nationalismes arabes généralement laïcs. On le voit : la Méditerranée a rarement été un lac de paix.

b) Les religions
Le monothéisme est né quelque part entre le Nil et l’Euphrate. Il doit à Akénaton et bien sûr à Moïse. Le judaïsme, le christianisme avec le schisme de 1054 entre Byzance et Rome (la querelle du « Filioque »), sans parler de ses variantes monophysites, l’Islam du Prophète, bientôt rompu entre chiites et sunnites à la bataille de Kerbala (704).

Le poids du facteur religieux, explicite ou non, continue de s’exercer aujourd’hui : on le voit dans le conflit israélo-palestinien, dans les guerres yougoslaves (Serbes orthodoxes, Croates catholiques, Bosniaques musulmans), au Liban, en Syrie, en Egypte, dans l’opposition de l’Iran et des monarchies sunnites du Golfe, etc. Le facteur religieux ou « culturel », comme on dit, est présent, ou sous-jacent, dans les conflits d’aujourd’hui. Il nourrit les incompréhensions, les malentendus et bien sûr les fanatismes. La religion sert aussi de prétexte ou de camouflage à des conflits tribaux comme on le voit aujourd’hui en Afrique (RCA – Nigéria, Cote d’Ivoire). A noter l’interaction de tous les théâtres : Maghreb – Machrek – Golfe, Iran, Afghanistan, Pakistan, Caucase, Asie centrale, Afrique sahélienne et subsahélienne). La Méditerranée est une voie de passage pour les combattants, les armes et pour tous les trafics. D’où la nécessité d’une approche culturelle des problèmes : il faut toujours se mettre dans la tête de l’autre : des Arabes, des Iraniens, des Israéliens, des Turcs, des Russes, des Grecs, des chrétiens d’Orient et aussi des Français qui, avec la laïcité, ont longtemps cru de bonne foi avoir inventé la « pierre philosophale ».

Telle est d’ailleurs mon approche, que Jacques Berque m’a conduit à nuancer fortement en m’apprenant la nécessité du respect de l’authenticité de chaque peuple, non pour renoncer à l’idée du progrès, mais pour l’y entraîner, en prenant appui sur ses traditions et sur ses propres motivations. Ainsi s’exprimait l’auteur d’« Entre les deux rives ».

Sans remonter aux Croisades, aux invasions arabes qui les ont précédées, à la poussée qui conduisait encore, à la fin du XVIIe siècle, les Ottomans sous les murs de Vienne, à la violence de la colonisation, aux errances de la décolonisation, à l’injustice du sort fait aux Palestiniens dans cette Histoire pleine de bruit et de fureur, notons qu’il y eut place pour de belles amitiés ou de bonnes alliances : Frédéric II de Hohenstaufen et Saladin, François Ier et Soliman le Magnifique, Abdel Kader et Ismaël Urbain, sans compter d’innombrables liens teintés d’affection faits d’apports réciproques et d’échanges en tous genres. La Méditerranée est aussi une voie de passage entre les cultures, un lieu privilégié de leur dialogue et pas seulement, heureusement, de leur confrontation.

II – J’en viens maintenant à la stratégie des principaux acteurs

Celle-ci est déterminée par l’importance des enjeux :

- d’abord même si cela est prosaïque, le pétrole et le gaz dont la Méditerranée est une voie d’acheminement essentielle ;
- ensuite les enjeux économiques et commerciaux avec un déséquilibre Nord-Sud marqué ;
- en troisième lieu, l’enjeu migratoire avec un déséquilibre démographique inversé entre l’Afrique (un milliard d’hommes, deux en 2050) et l’Europe (500 millions) ;
- enfin les « enjeux de sécurité » liés à des conflits non résolus (Israël-Palestine), à des processus politiques chaotiques que ne décrit pas l’expression « révolutions arabes », ou au défi de l’islamisme radical que je distingue évidemment de l’Islam.

L’islamisme radical – double inversé de l’hyperindividualisme libéral : par exemple, la relégation de la femme comme réaffirmation de la différenciation sexuelle, envers de la tentation d’effacement de cette différenciation en Occident. L’Islam apparaît comme le vecteur de la tradition face à la globalisation libérale au plan des mœurs. Il réagit de trois manières :
- les réflexes de repli : « islamisation » des mœurs ;
- les réflexes de rejet : islamisme politique ;
- les réflexes de refus : djihadisme armé – terrorisme.

Il appartient aux peuples musulmans de séparer eux-mêmes le bon grain de l’Islam de l’ivraie de l’islamisme radical armé. Mais c’est un problème aussi pour les pays occidentaux qui doivent retrouver le sens des valeurs collectives et dépasser l’hyperindividualisme.

A) A tout seigneur tout honneur : commençons par l’hegemon de notre temps : les Etats-Unis.

Leur politique est liée au pétrole. Elle s’est longtemps appuyée sur l’Arabie Séoudite. La relation à Israël est essentielle : Israël se vit comme un Etat très développé mais « off shore », une sorte de 52ème Etat américain projeté au Moyen-Orient. Le défi de l’islamisme radical concerne aussi les Etats-Unis (11 septembre). Leur réponse : l’exportation bottée de la démocratie (Le Greater Middle East) s’est révélée un échec.

Avec Obama, on note une inflexion forte : pivotement vers l’Extrême-Orient ; désengagement militaire d’Irak et d’Afghanistan ; discours du Caire et soutien politique aux « révolutions arabes » mais réticence à s’engager dans de nouveaux conflits (Syrie) ; moindre engagement vis-à-vis des pays du Golfe du fait de la découverte du gaz de schiste aux Etats-Unis et de l’autosuffisance énergétique à laquelle ils tendent.

B) La Chine s’intéresse à l’Afrique (matières premières, pétrole, notamment en Iran mais aussi au Soudan et en Angola), à l’Europe (pour son marché) et donc à la Méditerranée.

Elle est présente en Grèce (le Pirée), en Algérie (l’autoroute qui va de la frontière avec le Maroc à celle de la Tunisie). La Méditerranée est dans le prolongement de la « nouvelle route de la Soie », axe stratégique du développement de la Chine. Elle n’intervient militairement que pour protéger ses flux maritimes (opération Atalante dans le Golfe d’Oman). Elle s’inquiète de l’islamisme radical (problème des Ouigours) mais reste en retrait politiquement.

C) La Russie veut conserver un accès à la Méditerranée. Elle a une politique vis-à-vis du monde arabe (jadis le soutien aux nationalismes arabes dont il reste la Syrie), de la Turquie, de l’Iran. Son inquiétude face à l’islamisme radical peut se comprendre (Caucase, Asie Centrale, mais aussi Républiques musulmanes de la Volga).

D) Les vieilles nations européennes

1. Le souvenir des rivalités passées s’estompe peu à peu mais demeure l’empreinte des liens tissés (francophonie – migrations (maghrébine en France, turque en Allemagne).)

2. Les préoccupations de sécurité sont fortes.

3. Mais les moyens n’y sont pas (exemple : Libye, recours à l’OTAN).

L’Europe est lente à se mobiliser : au Mali, c’est la France qui réagit. La France se veut une « nation cadre » au plan militaire mais a des lacunes capacitaires :
- frappes à distances ; transport aérien
- drones – renseignement, etc.

La Loi de Programmation militaire ne permet pas de combler rapidement ces lacunes. Le recours à la coopération européenne est nécessaire mais insuffisant : On retombe sur l’OTAN. Cela est fâcheux.


E) La rive Sud.

L’enjeu démocratique et l’enjeu de la stabilité peuvent-ils être conjugués ?

- Maroc – Algérie – Tunisie, illustrant chacun à sa manière des processus plus ou moins contrôlés ;
- Libye : « on ne peut détruire que ce qu’on remplace » dit le proverbe : on observe aujourd’hui une anomie préoccupante et une contagion au Sahel.
- Egypte : le retour au régime militaire suit l’éviction des Frères musulmans.

F) Le vrai défi est celui du développement de l’Afrique

- démographie multipliée par deux ;
- agriculture – eau
è décollage du marché africain – croissance et développement des classes moyennes : le rôle de l’Investissement direct extérieur (IDE) ;
- importance de la formation – formation des formateurs : là est la priorité ;
- risque de l’anomie – aider à la construction d’Etats dignes de ce nom.

La défense de l’Afrique incombe d’abord aux Africains. Union Africaine et ses organisations régionales : formation de 20000 soldats africains par an (objectif de François Hollande : Conférence France-pays africains du 7 décembre 2013).

La prise de conscience de ce défi capital est insuffisante. Le tropisme de l’Europe : vers l’Est (l’Ukraine) constitue une erreur fondamentale.

Le vrai défi est au Sud !


III – Les principes qui doivent guider, à mes yeux, l’action en matière de sécurité.

1. Le premier principe est celui de la construction d’Etats capables d’exercer d’abord leurs responsabilités régaliennes : armée – police – justice (y compris système pénitentiaire). Hobbes : « la sécurité premier devoir de l’Etat, base du pacte social). L’Etat de droit va de pair mais il faut d’abord l’Etat.

2. La sécurité à l’égard de ses citoyens est le devoir de chaque Etat. La sécurité de l’Afrique incombe d’abord aux Africains.

3. Les principes de la Charte de l’ONU : Sont-ils adaptés ? Sont-ils à revisiter ?

Premier principe :

a) le respect de l’intégrité territoriale des Etats est affirmé : ONU – UA – CSCE (1990. Cas du Mali avec l’autorisation indispensable de l’ONU.
b) mais ce principe a été écorné :
- Sahara espagnol : En résulte un conflit qui pèse lourdement sur le développement du Maghreb ;
- Yougoslavie – Kosovo – Etat maffieux (Pierre Péan) ;
- Sud Soudan : référendum non accepté par le Soudan du Nord ;
- Crimée : oukase capricieux de Krouchtev (1954) mais viol du traité de 1994 ;

c) Le référendum est-il une solution ? à condition d’être négocié et admis ! La Russie a choisi de répondre à un processus inconstitutionnel à Kiev par une prise de gage en Crimée. La solution ? Une troisième Europe ? (Russie, Ukraine, Biélorussie, Arménie, Géorgie, Moldavie). Comme l’a exprimé le grand slavisant, Georges Nivat, après l’Europe de l’Ouest, les PECOs, viendra le tour des pays européens de l’ex CEI. Cela prendra du temps.

d) Comment un principe d’intégrité territoriale peut-il s’appliquer à l’Afrique ? On doit laisser place à des regroupements volontaires sous l’égide de l’OUA et de l’ONU avec la sanction de référendums populaires dont la régularité doit être contrôlée. C’est difficile. Nécessité du pragmatisme mais nécessité aussi de respecter les frontières héritées de l’Histoire.

Deuxième principe :

Le principe de non-ingérence est le second principe affirmé par l’ONU. Un obstacle se dresse : la faiblesse des Etats, d’où la notion de « responsabilité de protéger » (posée en 2005 par l’AG des Nations Unies) - résolution 1973 : Lybie : dévoiement de fait de cette notion en « régime change » avec des résultats en Libye et dans les pays voisins non convaincants.

Troisième principe :

La liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes dit encore principe d’autodétermination. Le problème vient de ce qu’il faut le concilier avec les deux précédents et que cela n’est pas toujours facile. L’existence du droit de veto au sein du CSNU complique encore la négociation des ajustements.

Que vaut l’argument du blocage du fonctionnement du Conseil de Sécurité : 5 + 10 par le droit de veto ?

a) Les problèmes de l’extension du CSNU (Inde – Brésil – Allemagne – Japon – Afrique du Sud) n’ont pu être résolus. On doit pouvoir supprimer la clause de réélection pour les Etats membres non permanents et augmenter à 20 l’effectif du CSNU.

b) Veto : blocage ? Le CSNU est un outil imparfait mais cet outil vaut mieux que pas d’outil du tout. Il faut négocier. Conditions : respect des principes et négociation pour les adapter à la réalité.

L’aval de l’ONU est indispensable, en Afrique aussi, pour adapter les trois principes sus-mentionnés aux réalités et cela est vrai aussi de l’espace euro-méditerranéen dans lequel on a souvent fait prévaloir une justice à plusieurs vitesses. Il n’y a pas de solution viable qui ne repose sur des principes. Encore faut-il garder présent à l’esprit le défi principal qui est à l’arrière-plan : celui du développement de l’Afrique, l’Europe et des pays méditerranéens de la rive Sud portant à cet égard une responsabilité historique. Je veux souligner en particulier l’importance d’une coopération étroite entre la France et l’Algérie mais plus généralement entre les pays des deux rives de la Méditerranée.

Tous ensemble nous avons une responsabilité commune vis-à-vis de l’Afrique. Nous nous connaissons depuis longtemps. La Méditerranée est un carrefour unique de peuples admirables et de sensibilités très diverses qui se sont mutuellement fécondées. Mettons notre expérience au service de la meilleure cause qui soit : celle des Hommes.


le Vendredi 28 Mars 2014 à 12:14 | Lu 2923 fois


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