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Discours de Porto-Alegre (Brésil)


Par Jean-Pierre Chevènement, Forum Social, 26 janvier 2002


Le capitalisme financier, à son stade actuel, entend vider les Etats de leur substance politique mais du point de vue des luttes démocratiques l’Etat reste un enjeu essentiel. En effet le capitalisme financier ou « patrimonial », celui des gestionnaires de fonds qui entendent soumettre toutes les activités humaines à des critères de performance financière de plus en plus exorbitants, ce capitalisme patrimonial méconnaît aussi bien l’existence de ceux qui n’ont pas de patrimoine que celle des travailleurs, et plus encore celle des citoyens. Deux logiques s’affrontent donc, la logique financière, celle du tout marché d’une part, et la logique citoyenne de l’autre.

On ne peut faire l’impasse sur l’Etat, ni du point de vue de la démocratie ni du point de vue du développement.

La construction d’Etats dignes de ce nom dans les grands pays du Sud est la condition de l’émergence d’un monde multipolaire, capable de s’affranchir de la domination du système du capitalisme financier mondialisé dont le garant, en dernier ressort, est constitué par l’hyperpuissance américaine.

Il faut donc assurer la convergence des mouvements sociaux et civiques et des luttes démocratiques pour la reconquête citoyenne des Etats.

I - Comprendre la logique du capitalisme financier actuel

A. La nature du système

Si nous voulons donner des perspectives d’action positives à l’action des mouvements civiques et sociaux, nous devons d’abord bien définir l’adversaire.

Nous devons comprendre la nature du capitalisme financier qui s’est créé à l’échelle mondiale. Plusieurs vocables sont employés avec des sens voisins : mondialisation libérale - globalisation financière mais je propose de reprendre l’expression utilisée en France par Alain Minc de « capitalisme patrimonial », celui des gestionnaires de fonds, qui décrit bien le fonctionnement du capitalisme financier actuel. Celui-ci s’est développé avec la libéralisation des mouvements de capitaux dans les années 1980-90. C’est une force d’une brutalité prodigieuse à laquelle ne résistent ni les monnaies, ni les actions des plus grands groupes, ni les obligations des Etats géants et le Brésil en sait quelque chose. Les flux financiers échangés chaque jour représentent mille fois le volume des échanges commerciaux et cette nouvelle maîtrise de la finance est évidemment facilitée par l’explosion à l’échelle mondiale des nouvelles technologies de la communication (internet, etc.). La compréhension de la logique financière est un préalable absolu pour comprendre la société où nous sommes entrés. C’est ainsi qu’un nouveau capitalisme a succédé au capitalisme financier des managers : ce capitalisme patrimonial, ou capitalisme financier moderne, impose à toutes les activités humaines ses critères de performance financière exorbitants. Il bouleverse tous les équilibres entre les Etats, entre les branches, entre le secteur public et le secteur privé, à l’intérieur même de chaque entreprise et de chaque Etat.

Selon les théoriciens de ce capitalisme « patrimonial », la dictature de l’actionnariat pourrait être tempérée par le droit, le pouvoir des juges et par les médias, les mouvements de l’opinion publique pouvant jouer sur les consommateurs, voire sur les petits actionnaires, à travers des « fonds éthiques » ou des « fonds syndicaux ». C’est la théorie de la « régulation », la réaction corrigeant l’action à l’intérieur du système, sans en remettre en cause la logique. Le mot de « régulation » est très ambigu, car il se substitue bien souvent au mot « démocratie ».

Cette théorie de la « régulation » est en réalité très courte : Elle méconnaît les limites intrinsèques du modèle du capitalisme patrimonial :

Celui-ci laisse de côté : Tous ceux, les plus nombreux, qui n’ont pas de patrimoine. Le nombre des actionnaires en France reste très faible, d’où l’enjeu des fonds de pension. Les travailleurs qui peuvent être mis au chômage si leurs entreprises, même profitables, ne satisfont pas aux critères de rentabilité exigés (Danone, Alstom). Enfin le capitalisme patrimonial ne connaissant que l’épargnant et le consommateur oublie le citoyen, les exigences de la démocratie, le souci de la cohésion sociale et du long terme.

Cela fait beaucoup à la fois.

B. Ses effets de déstructuration

Le capitalisme financier dit « patrimonial » remet ainsi en cause le pacte social tout entier à travers ses exigences de performance financière : le « Return on Equity » (retour de placement considéré comme normal) se situe aux alentours de 15 %, alors même que la croissance de la « production » intérieure brute est très inférieure (3 %) par an.

Ce capitalisme financier accroît les inégalités dans chaque pays et entre les pays du Nord et les pays du Sud.

1. La mondialisation libérale creuse les inégalités et les fractures :

a. Elle entraîne certes certains territoires, certaines élites du Sud dans un processus d’enrichissement qui les solidarisent avec les élites du Nord.

b. Mais elle crée aussi d’énormes inégalités de richesses à l’intérieur des pays du Sud, génère des déséquilibres économiques, sociaux et écologiques profonds. Les « plans d’ajustement structurels » traitent les pays pauvres comme s’ils étaient riches.

Tout se passe comme si une partie d’humanité était « mise au rebut » abandonnée à elle-même (thème de l’Empire et des « nouveaux barbares », séparés par un nouveau « limes »).

Les exigences d’un développement durable sont méconnues.

2. Surtout la mondialisation libérale destructure les Etats-nations en formation ou en construction.

a) En les privant d’une partie importante de leurs prérogatives régaliennes (contrôle de la monnaie et des mouvements de capitaux - fiscalité - budget - voire maîtrise de leurs alliances - et libre disposition de leurs forces armées).

b) En soustrayant au contrôle de la Puissance publique les centres de décision économique (privatisations - investissements étrangers).

c) En sapant idéologiquement les bases d’un patriotisme républicain et du sens du service public dans le secteur étatique ou parapublic.

Le capitalisme financier multiplie les fractures sociales entre les « mobiles » bénéficiaires de la mondialisation et les « locaux » qui en sont les victimes. Il empêche toute vraie démocratie en mettant sous tutelle des banques et du FMI les plus grands pays. Il n’assure pas le long terme ni au Sud ni au Nord : l’absence de planification dans les secteurs de base, comme l’énergie, peut conduire la Silicon Valley elle-même à s’éclairer à la bougie, parce que depuis dix ans on n’a pas construit une seule centrale électrique. Enfin, il détruit la cohésion sociale.

C. Un système myope

Mais la plus grande faiblesse du capitalisme financier dit « patrimonial » est dans sa nature même :

La Bourse mondiale fonctionne comme un pouvoir médiatique d’évaluation et d’anticipation. Elle valide des croyances. Le patrimoine devient un lien social qui met le rentier sous la dépendance d’un nouveau souverain, non plus le peuple, mais le capital collectif évalué par la Bourse.

Le marché financier mondial fonctionne comme espace public mondial d’évaluation, mais sur la base de critères très subjectifs comme l’effondrement pourtant prévisible de la nouvelle économie vient de le démontrer.

La Bourse s’avère une instance incapable de promouvoir un développement viable à long terme.

Il est vain de vouloir imposer de nouveaux critères de gestion à la Bourse par exemple à travers des fonds syndicaux ou éthiques, parce que le champ de la finance a sa vie propre, qu’il est par nature polycentrique et que sa culture est tournée exclusivement vers la performance financière.

Le marché financier mondial ne peut fonctionner comme espace public central de débat et de choix. Il ne produit pas de rationalité collective. Il est en effet fondé sur des comportements mimétiques et non sur la délibération. Il n’a pas la valeur intégratrice de l’accord démocratique délibératif et argumenté.

On ne peut pas substituer l’interconnexion à la solidarité ni le mimétisme au civisme. Le général de Gaulle disait que la politique de la France ne devait pas se faire « à la corbeille » (de la Bourse). Aujourd’hui c’est la politique mondiale qui se fait « à la corbeille ».

La conception patrimoniale peut ainsi conduire à des désordres sans limites que peut alors enrayer l’intervention des banques centrales et du FMI.

Le capitalisme patrimonial a un garant en dernier ressort : le système politique mondial dominé par les Etats Unis. Il est inséparable de « l’Empire ».

D. L’avènement de « l’Empire »

Il est très important de comprendre comment ce système a pu s’installer politiquement depuis une vingtaine d’années à la faveur de la victoire à l’échelle mondiale du conservatisme libéral.

Rappelons les principales étapes.

Après le point bas qu’avait marqué pour l’hégémonie américaine, la fin de la guerre du Vietnam en 1975, la contre-offensive du conservatisme libéral n’a pas cessé de marquer des points :

1. Election de Margaret Thatcher en 1979 et de Ronald Reagan en 1980 aux Etats Unis.

2. Eviction du pouvoir ou normalisation sous contrainte de la social-démocratie : Helmut Kohl avec l’appui des libéraux remplace Helmut Schmidt en Allemagne (1982) -tournant libéral en France (1983) - alignement des partis de gauche d’Europe du Sud sur le modèle libéral et sur l’OTAN.

3. Retournement du rapport des forces sociales : stratégies anti-syndicales (GB) et reconstitution des profits au détriment des salaires - libéralisation accélérée des mouvements de capitaux - dérégulation généralisée - traité de Maastricht, véritable Constitution libérale pour l’Europe (l’article 3 pose le principe le principe d’une « économie ouverte où la concurrence est libre »). Alena en Amérique du Nord, etc.

4. Reconstitution de l’hégémonie américaine sur la base d’énormes budgets de défense (Reagan). Etouffement de la perestroïka soviétique (initiative de défense stratégique dite « guerre des étoiles », contrechoc pétrolier en 1985 privant l’URSS d’une partie très importante de ses recettes en devises) ; affirmation de l’hégémonie militaire des Etats-Unis (Grenade - Panama - Libye - guerre du Golfe).

5. 1991 : Fin de l’URSS et de la bipolarité des relations internationales.

6. Reprise en main corrélative des médias à travers un contrôle idéologique sophistiqué : diabolisation de l’adversaire (guerre du Golfe - guerre des Balkans) - affirmation d’un droit voire d’un devoir d’ingérence de l’Occident au nom des « droits de l’homme » - triomphe d’une « pensée unique » libérale (thème de la « fin de l’Histoire ») rejetant dans l’archaïsme tous ceux qui la contestent.

Au total le triomphe du libéralisme va de pair avec celui d’un monde unipolaire, dominé par l’hyperpuissance américaine. C’est la mondialisation libérale. Celle-ci est favorisée par une phase de croissance exceptionnellement longue qui commence en 1992 aux Etats-Unis et se manifeste à partir de 1997 en Europe, croissance liée aux nouvelles technologies de l’information et aux gains de productivité qu’elles autorisent.

La question que je pose est : jusqu’à quand ce système peut-il fonctionner ?

A la logique de financiarisation et de marchandisation il faut opposer une autre logique, citoyenne. On ne peut faire l’impasse sur un rapport de forces politique.

II - La Reconquête citoyenne

La réponse à chercher au capitalisme financier dit patrimonial est donc dans la reconquête d’espaces citoyens publics, soumis à délibération collective argumentée et sanctionnée par le suffrage universel.

Nous ne devons donc pas délaisser la question de l’Etat parce que celui-ci incarne la souveraineté populaire et donc la légitimité démocratique, et qu’il est naturellement le garant de la sécurité donc du développement, le garant du long terme et enfin celui de la cohésion sociale.

Ce sont donc deux logiques qui s’opposent et l’exemple de Hugo Chavez au Venezuela montre bien qu’il n’y a pas d’un côté les « modernes » (le marché) et de l’autre les « archaïques » (les politiques).

Le Venezuela a multiplié son PIB par deux en un an. Il faut donc que les mouvements sociaux et civiques se posent la question de l’institutionnalisation, pari dangereux mais incontournable. Comment faire pour utiliser l’Etat sans se faire utiliser par lui ?

A. Le marché ne peut pas tout

Le capitalisme lui-même a besoin d’un cadre pour se développer. Le problème auquel nous sommes aujourd’hui affrontés est la crise des références alternatives qui a suivi l’effondrement du système soviétique. A vrai dire celui-ci avait occulté pendant des décennies la pertinence du modèle républicain. On ne peut pas faire impunément l’impasse sur les enjeux du débat, de la transparence, bref de la rationalité.

La modernité de l’idée républicaine et de la conception citoyenne de la nation, comme « communauté de citoyens » reste à affirmer ; Là, en effet, est la brique de base d’un internationalisme véritable qu’on ne pourra construire que si des grands Etats émergent dans les pays du Sud, appuyés sur les mouvements sociaux et civiques, de façon à créer les bases d’une nouvelle multipolarité internationale.

B. L’Etat indispensable

1. Importance de la sécurité pour le développement. Une coopération efficace police-justice permet seule de faire régner « l’Etat de droit » ... et assurer la sécurité des personnes, des biens et des transactions, base d’une économie d’échanges.

2. Importance d’une administration non corrompue : Fiscalité. Passation des marchés publics.

3. Importance des services publics pour le long terme. Tout pays pour se développer a besoin : D’ infrastructures modernes D’un bon niveau d’éducation et de santé (hôpitaux). Secteurs qui ne doivent pas être « libéralisés ».

4. Importance d’entreprises publiques performantes dans les secteurs de base. Là où des investissements à long terme difficilement rentabilisables à court terme sont nécessaires (transports ferroviaires, couverture des besoins de base en matière énergétique, etc.) des formes de financement et d’appropriation publiques doivent être établies ou rétablies.

C. Le développement équilibré de la planète passera par la construction d’Etats viables dans les pays du Sud

1. La multipolarité, condition d’un développement équilibré du monde.

a) Différentes hypothèses peuvent être explorées : Le rétablissement de la Russie. L’affirmation d’une Europe « européenne ». La montée de la Chine et plus généralement de l’Asie au XXIème siècle. Le rôle du Brésil et de l’Amérique Latine.

b) Un Universalisme polycentrique est à construire : Une Europe de nations solidaires, de l’Atlantique à la Russie Le maintien de la paix en Asie, condition du développement de la Chine. L’importance de la relation sino-russe. L’élargissement de la relations entre l’Amérique Latine et l’Europe. L’enjeu de la modernisation du monde arabo-musulman.

2. La construction de grands Etats nations au Sud, une priorité du développement humain.

a) Chine - Inde - Brésil - Indonésie - Iran - Egypte - Mexique, etc.

b) Les fondements culturels seront inévitablement différents selon les aires géographiques (rationalisme démocratique et socialiste, catholicisme, Islam, confucianisme, etc.

c) Mais il est nécessaire d’affirmer un paradigme républicain commun : sens de l’Etat - civisme - patriotisme républicain - sens du service public chez les fonctionnaires - respect de l’Etat de droit. La légitimité de la démocratie classique a besoin d’être confortée par un renouvellement des pratiques participatives dont Porto-Alegre donne l’exemple.

3. La construction étatique ne s’oppose pas au développement économique et encore moins à la démocratie. Elle en est la condition.

a) La coopération internationale doit se développer davantage dans le domaine de l’administration, des services publics, de la police, de la justice, de la formation.

b) Mais la coopération internationale ne remplacera jamais la prise en main de ses destinées par chaque peuple : Il est important de rompre avec la pensée magique de la transformation sociale. Celle-ci ne peut résulter de l’application de solutions purement théoriques. Il faut réconcilier le réalisme et l’éthique, fixer clairement les priorités du développement, faire de la démocratie une grande œuvre de pédagogie collective. (Porto Alegre - budget participatif)

c) La souveraineté de chaque peuple doit être respectée : d’où le refus de l’ingérence qui masque, sous un vernis plus ou moins humanitaire, la réalité des rapports de forces mondiaux.

Conclusion

Notre tâche est de renforcer les solidarités internationales à la base et de soutenir les expériences progressistes, là ou elles se développent. La création d’un espace public mondial de débat à l’initiative d’Attac et avec le soutien des autorités du Rio Grande do Sul face à la pensée unique et au sommet de Davos est un étape décisive. Elle doit déboucher sur des propositions concrètes : taxation des transactions financières - réforme du FMI et annulation de la dette pesant sur les pays du Sud - construction d’Etats et de services publics démocratiques - mobilisations à l’échelle mondiale pour faire reculer la logique du capitalisme financier et soutenir les expériences progressistes.

Il ne suffit pas d’agir localement. Il faut penser globalement. Et dès lors qu’on pense globalement il faut aussi définir des actions constructives et convergentes, ce qui est l’objet - m’a-t-il semblé - de ce Forum Social Mondial dont les organisateurs doivent être chaleureusement félicités, à la mesure des succès qu’il a remportés, témoignage évident de la force des attentes qui existent à l’échelle mondiale.


Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Samedi 26 Janvier 2002 à 17:59 | Lu 6391 fois


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