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Nécessité de la vigilance


Intervention de Jean-Pierre Chevènement au Sénat, dans le cadre du débat sur les négociations transatlantiques, le jeudi 9 janvier 2014.


L’idée d’un partenariat transatlantique a été avancée en février 2013 par le Président Obama. Dans son discours sur l’Etat de l’Union, il fait apparaître l’Union européenne comme demanderesse d’un tel accord. Cette idée, à peine émise, a, il est vrai, été immédiatement reprise au vol par le Président de la Commission européenne, M. Barroso, dont le mandat arrive à expiration en mai 2014. Faut-il rappeler aussi que le Parlement européen, pour ne pas être en reste, avait appelé, dès 2009, à la construction d’un marché transatlantique intégré à l’horizon 2015 ?

L’ouverture d’une grande négociation transatlantique a été actée en juin 2013 par le Conseil européen. Même si le coup est parti, ce débat sur la négociation d’un accord de partenariat transatlantique est tout à fait opportun.

Ce projet répond d’abord au souci ancien des Etats-Unis de supprimer tous les obstacles à l’essor des échanges internationaux mais il correspond aussi à la « programmation » libérale de la construction européenne, telle qu’elle résulte des principaux traités (Acte Unique, traité de Lisbonne).

L’ouverture de cette négociation est doublement paradoxale.

Le premier paradoxe de cette négociation est qu’elle s’engage alors que l’Union européenne réalise en 2012 un excédent commercial qui varie de 55 milliards d’euros selon les estimations américaines à 86 milliards selon les estimations européennes au bénéfice de l’Allemagne pour l’essentiel dont l’excédent sur les Etats-Unis atteint, en 2012, 46 milliards d’euros. Ceux-ci voient clairement dans un futur accord le moyen d’un rééquilibrage favorisant la création d’emplois sur leur sol.

Le second paradoxe tient à ce que les bénéfices estimés de l’accord (0,5 point de croissance étalé sur plusieurs années selon les estimations) ont toutes chances de ne pas être au rendez-vous, comme l’avait déjà montré le projet de marché unique de 1987 censé créer 6 millions d’emplois à l’horizon 1992 et qui en a détruit 3 à 4 millions cette année-là.

La vérité de ce projet doit être cherchée ailleurs :
1. Celui-ci s’inscrit dans la stratégie des Etats-Unis – pour contenir la montée de la Chine.
2. En second lieu, ce projet procède de la permanente offensive des firmes multinationales, pour réduire le pouvoir des Etats.

I - Puissance hégémonique de la deuxième mondialisation libérale, entamée dans la deuxième moitié du XXème siècle, les Etats-Unis ont profondément modifié leur attitude à l’égard de la Chine dont ils n’avaient pas anticipé la fulgurante émergence. Ils se sont aperçus que celle-ci développait une stratégie à la fois protectionniste et offensive en matière de recherche et d’innovation et entendait se doter des moyens de la puissance au plan international, défense et monnaie notamment. Les Etats-Unis ont lancé, en 2011, le « Trans-Pacific Partnership » (TPP) associant au départ huit pays bientôt rejoints, en décembre 2012, par le Japon. Dans la stratégie américaine, les enjeux asiatiques sont désormais prépondérants. Le partenariat transatlantique ne vient qu’après. Mais il s’inscrit dans une stratégie visant à rassembler, en dehors de la Chine, l’ensemble des partenaires bordant les deux océans qui baignent les Etats-Unis, c'est-à-dire le monde entier.

Il est clair que les Etats-Unis n’entendent pas laisser l’Europe, déjà liée à eux dans le domaine de la défense à travers l’OTAN, s’autonomiser au plan économique et en matière de politique extérieure.

Les conséquences pour l’Europe et pour la France du partenariat transatlantique sont préoccupantes. Les intérêts des firmes, notamment allemandes, désireuses d’unifier les normes de part et d’autre de l’Atlantique pour pouvoir se développer sur des plateformes à bas coût comme le Mexique (et pour des raisons monétaires, les Etats-Unis également) ne rejoignent pas forcément ceux des Etats. La délocalisation de l’industrie allemande vers d’autres plates-formes à bas coûts peut avantager les fonds de pensions mais sûrement pas les salariés allemands. De même pour la France, on ne voit pas qu’un traité de libre-échange transatlantique lui permette de remonter le handicap de compétitivité qui résulte notamment de la surévaluation de l’euro par rapport aux spécialisations de son appareil productif qui rendent ses exportations particulièrement sensibles aux « élasticités-prix ».

La question monétaire se pose en préalable. Que signifie, en effet, un accord de libre-échange dont les termes peuvent être constamment faussés par la sous-évaluation du dollar par rapport à l’euro ? J’y reviendrai.

II - En second lieu, le partenariat transatlantique s’inscrit dans le cadre de la permanente offensive des acteurs du marché et d’abord des grandes firmes multinationales pour s’affranchir de la tutelle des Etats. Il est essentiel, Madame la Ministre, que cette négociation soit pilotée en interministériel et que ses priorités soient définies au préalable. Vous devez recevoir un mandat fort du Président de la République et du Premier Ministre pour coordonner les évaluations et les choix entre les différents ministères concernés : Industrie, Agriculture, Santé, Economie, Finances, Transport et Défense. Oui, la défense aussi. Il est important que la Délégation générale à l’armement soit à vos côtés pour vous aider à définir les règles en matière de marchés de défense. Je ne saurais trop souligner l’importance de ce secteur déjà concerné par la libéralisation des marchés de défense au niveau européen. Sur cette question, il n’y a pas d’illusion à se faire : les Etats-Unis ont toujours fait prévaloir les intérêts de leur industrie, comme l’a montré en 2011 le contrat des avions ravitailleurs remporté par EADS et prestement annulé au profit de Boeing. Et cela, alors même qu’EADS s’était engagé à produire sur le sol américain !

Il ne faut pas renoncer à renforcer la base industrielle et technologique des industries de défense en Europe. Aux Etats-Unis la loi prévoit un régime renforcé d’application de la préférence nationale en matière de défense, bien au-delà du Buy American Act-. Il faudra pour préserver une préférence européenne une forte volonté politique. Ce ne peut être que celle de la France !

Les aides des Etats et les subventions agricoles de la PAC sont également dans le collimateur de la négociation. La remise en cause des préférences collectives européennes est un risque majeur face aux viandes traitées aux hormones de croissance et aux produits contenant des OGM. De même, la protection des appellations d’origine contrôlées appelle-t-elle une vigilance particulière face au système de marques qui a cours aux Etats-Unis.

D’autres secteurs méritent une évaluation et un suivi méticuleux, sous votre responsabilité : tout ce qui a trait à l’industrie, où le poids conjugué de l’Union européenne et des Etats-Unis peut permettre l’exercice d’une prescription à l’échelle mondiale.

Un point me préoccupe particulièrement: la réintroduction de l’AMI (accord sur les investissements) vise à permettre aux firmes multinationales de contester devant les tribunaux en se prévalant du traité, ce qui restera de la réglementation des Etats. Par une sorte d’effet de cliquet, le traité rendait ainsi impossible tout retour en arrière. Quelles clauses de sauvegarde entendez-vous maintenir ?

III - A l’arrière-plan de la négociation, enfin, je discerne un enjeu plus fondamental : la nécessaire remise en ordre du système monétaire international, avec peut-être, pour commencer, un système monétaire atlantique.

Je propose donc que le gouvernement français publie un mémorandum affirmant le primat de la question monétaire sur la négociation commerciale (tarifaire et non tarifaire) ou du moins un traitement simultané. Un serpent monétaire transatlantique permettrait une remise en ordre en douceur des parités, pour tenir compte du niveau réel de compétitivité et favoriser ainsi un redémarrage de la croissance qui bénéficierait aux deux rives de l’Atlantique. Il n’est pas possible de parler de libre échange quand les parités monétaires peuvent varier dans un rapport de 1 à 2, comme on l’a vu dans la décennie 2000/2010.

Peut-être faut-il même voir plus large : cette remise en ordre des parités monétaires de part et d’autre de l’Atlantique pourrait préfigurer, quarante ans après la fin du système de Bretton-Woods, l’inévitable réforme du système monétaire international. L’internationalisation du yuan, prévisible à l’horizon des prochaines années, rendra indispensable la création d’un système monétaire où les principales devises mondiales pourraient fluctuer de manière ordonnée dans des fourchettes périodiquement renégociées.

La négociation d’un accord de libre-échange transatlantique pose ainsi le problème de l’avenir de la mondialisation. Il ne faut pas l’aborder par le petit bout de la lorgnette : la France apporterait une contribution conforme à son génie, si elle proposait d’introduire dans la négociation un paramètre ainsi essentiel que celui de la monnaie.

L’enjeu de cette négociation est trop important, Madame le Ministre, pour qu’on ne vous donne pas tous les moyens de la piloter dans l’intérêt de la France aussi bien que de l’Union européenne. Celle-ci a besoin d’une France vigilante pour ne pas passer sous les roues du char.


le Jeudi 9 Janvier 2014 à 14:48 | Lu 3551 fois


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