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Modernité de Clemenceau


Intervention de Jean-Pïerre Chevènement au colloque "La pensée politique de Georges Clemenceau", samedi 22 novembre 2014.


On m’a demandé de conclure. Or, sur un sujet pareil, il n’est pas possible de conclure. Eu égard d’abord à la qualité de tant d’intervenants prestigieux, infiniment plus savants que moi. Et surtout, parce qu’on ne peut pas conclure sur Clemenceau, tout en jaillissements et saillies, qui surprend toujours, se renouvelle en cinquante ans de vie politique active qui lui font enjamber le siècle, au premier rang de tous les combats majeurs, et pourtant si étonnamment fidèle jusqu’à la mort au jeune homme qu’il a été, républicain romantique dont on peut contempler l’image à sa sortie de prison en 1862, qui m’évoque Courbet, lui aussi emprisonné, dix ans après, au lendemain de la Commune . L’individu Clemenceau séduit. Mais l’homme politique, lui, a-t-il encore quelque chose à nous dire ? C’est la modernité de la pensée de Clemenceau que je veux soutenir à travers trois idées : l’autodétermination des peuples, le dialogue des cultures, et l’individu-citoyen, fondement du républicanisme civique.

I – L’autodétermination des peuples, d’abord.

Clemenceau, à cet égard, est le fils de la Révolution française. La liberté des peuples est son programme et il l’accomplit à travers les traités de Versailles comme elle s’est réalisée déjà en Amérique Latine, Yves Saint-Geours l’a excellemment montré. Et cette idée va triompher à la chute de tous les Empires, coloniaux ou autres.

C’est une chose incroyable que le « Père la Victoire » de 1918, qui a su, à soixante-seize ans, galvaniser la France, au bord de l’abîme, ait été dans sa jeunesse, soixante ans auparavant, l’ami de Blanqui et que le même homme ait incarné à la fois la recherche de la Vérité dans l’affaire Dreyfus contre l’obstination butée et injuste de l’Etat-Major, et le meilleur soutien de Foch et des chefs militaires, au printemps 1918, quand nos armées ont semblé fléchir devant l’ultime assaut des troupes allemandes. Miracle de la constance et de la longévité conjuguées, Clemenceau, maire de Montmartre en septembre 1870, élu à l’Assemblée Nationale en février 1871, est l’un des trente-six députés protestataires qui, après avoir refusé le 1er mars d’approuver l’armistice proposée par Bismarck, déclarent « tenir pour non avenue l’annexion de l’Alsace et la Lorraine ». Et c’est le même homme qui confie au lendemain du 11 novembre 1918 : « Moi qui attendais cela depuis cinquante ans – c’est long pour le cœur – je n’ai pas su dire un mot, j’ai pris ma tête dans mes mains, je me suis mis à pleurer … à pleurer ». Clemenceau est alors le dernier survivant des députés protestataires de 1871. C’est une tranche de vie !

On tendra aujourd’hui à minimiser cet accomplissement : Au nom de l’Europe et d’une réconciliation franco-allemande absolument nécessaire mais pas toujours bien comprise.

Ce serait une vue superficielle des choses de faire de Clemenceau un vulgaire « revenchard ». Ce serait méconnaître l’enjeu : le caractère fondamental de l’opposition entre deux conceptions de la nation : l’une illustrée, en 1889, par Renan de la nation fondée sur la citoyenneté, « plébiscite de tous les jours », conception héritée de la Révolution française, et l’autre, fondée sur la langue et l’ethnie, héritage de Fichte et du « Volk ». En matière de nationalité, l’Allemagne a d’ailleurs abandonné en 1998 le jus sanguinis pour adopter le droit du sol, sous l’impulsion de mon ami, Otto Schily, alors ministre de l’Intérieur de la RFA. Mais la question de l’autodétermination des peuples reste partout d’une brûlante actualité. Ce sera le premier point de ma conclusion visant à établir la modernité de Clemenceau.

Qui ne voit dans l’Europe d’aujourd’hui la renaissance des ethnismes ? Il a été donné à Clemenceau de faire consacrer par le traité de Versailles le principe républicain de l’autodétermination des peuples, non seulement en Alsace-Lorraine, mais dans toute l’Europe. Clemenceau fut pour cela beaucoup et injustement critiqué. Car y avait-il un autre principe de réorganisation territoriale pour assurer la succession des Empires d’Ancien Régime (austro-hongrois, allemand, russe, etc.) ? L’Histoire, me semble-t-il, a tranché en Europe et depuis lors, dans le monde entier : c’est le principe de l’autodétermination des peuples qui l’a emporté, certes mâtiné du respect des frontières héritées, ainsi en Afrique. Mais il faut accorder aux jeunes nations ce droit à l’Histoire dont ont abondamment usé nos vieilles nations européennes avant que de devenir « postnationalistes », pour reprendre l’expression de l’historien allemand August Winckler.

Le traité de Versailles comportait deux erreurs. Il n’a pas fixé d’emblée le montant des réparations à un montant et selon un échéancier raisonnable. La seconde erreur est celle de l’article 231 qui impute la responsabilité du conflit à l’Allemagne. Cette formulation est injuste : le peuple allemand n’a pas voulu la guerre, pas plus qu’aucun autre d’ailleurs. Et il faut distinguer, comme l’a bien vu Karl Jaspers en 1946, la responsabilité politique qui incombait aux dirigeants, notamment militaires qui ont choisi de mettre en œuvre le plan Schlieffen et par ailleurs la responsabilité morale qu’on ne pouvait imputer aux Allemands en général. Pour autant, les faiblesses du traité de Versailles tenaient moins au tracé des nouvelles frontières qu’à deux facteurs géopolitiques majeurs : d’abord le refus du Sénat américain de ratifier le traité de Versailles et d’honorer la garantie donnée par Wilson à Clemenceau en cas de nouvelle agression allemande, et ensuite la révolution bolchevique en Russie qui excluait ce grand pays du concert européen traditionnel.

Le retour à l’isolationnisme américain et la mise hors jeu de l’Union soviétique ont conduit à l’isolement de la France bien avant 1940. Là sont les vraies misères de la Victoire. Clemenceau n’en a pas été responsable.

Clemenceau, dans le cours des années vingt, flétrissait l’affaissement des caractères ; la doctrine militaire n’était pas en accord avec la diplomatie. Le devoir d’assistance à nos alliés de la petite Entente et la construction de la ligne Maginot étaient deux projets contradictoires. La France n’a pas su se doter de la Force rapide mécanisée préconisée par le Colonel de Gaulle et elle a encore moins su intervenir, en mars 1936, quand Hitler remilitarisa la rive gauche du Rhin, en violation du traité de Versailles. Nos dirigeants ont oublié qu’en cas de péril mortel, un Etat digne de ce nom ne peut compter que sur lui-même plutôt que de s’en remettre à une alliance britannique, alors avant tout soucieuse d’apaisement avec l’Allemagne nazie. On n’oubliera pas que si Churchill, pendant la Seconde Guerre mondiale, a pu jouer le rôle de Clemenceau dans la Première, c’est aussi parce que la Grande-Bretagne, en 1940, a bénéficié du formidable fossé anti-chars naturel que constituait la Manche, et dont la France était privée par la géographie. Cela n’enlève rien à la gloire du Vieux Lion qui, seul pendant près d’un an et demi, tint tête à l’hydre nazie mais cela ne fait que mieux ressortir le caractère d’exception que la venue au pouvoir d’un Clemenceau constitue dans la vie d’un peuple. Il faudra un autre homme d’exception, le général de Gaulle, pour comprendre que non seulement l’honneur mais l’intérêt de la France étaient de poursuivre le combat dans le camp de la Liberté. Ainsi s’exprimait-il le 22 juin 1940, fidèle à l’esprit de Clemenceau qui ne concevait pas la France sans la Liberté. Dialoguant avec le grand mort, il lui dit le 11 novembre 1941 : « Président Clemenceau, la France vivra … Je vous jure qu’elle sera victorieuse. Alors avec tous les morts dont est pétrie la terre de France, vous pourrez dormir en paix. » C’est à cela aussi, me semble-t-il, qu’on peut juger un homme, à sa vertu d’exemple : Clemenceau, à travers de Gaulle inspirait encore la Résistance.

Si Clemenceau a été le professeur d’énergie sans lequel la France de 1917 et du printemps 1918 se serait effondrée, sous la pression conjuguée du défaitisme et des offensives ultimes de l’armée allemande, revenue en force sur le front occidental après le traité de Brest-Litovsk, il serait tout à fait faux d’en faire le héraut d’une revanche de la France sur l’Allemagne. Certes, il suffit de relire le discours du 17 septembre 1918 à la Chambre pour comprendre à quel point ce qu’il appelle « la paix germanique » entre 1871 et 1914, lui fut insupportable : « Pas un jour sans une menace de guerre. Pas un jour sans une savante brutalité de tyrannie ». Ces élans vers la victoire qu’il pressent proche ne peuvent faire oublier ses déclarations de 1912 : « De bonne foi, nous voulons la paix … mais si on nous impose la guerre, on nous trouvera … Nous sommes pacifistes, pacifiques pour dire le mot exact, mais nous ne sommes pas soumis. » Ainsi, Clemenceau, avant 1914, ne souhaitait pas la guerre. Faut-il aussi rappeler qu’il imposa à Foch et à Poincaré non seulement l’armistice du 11 novembre 1918, mais l’abandon d’un projet de dissociation de la rive gauche du Rhin d’avec l’Allemagne, ce qui eût créé une Alsace-Lorraine à l’envers.

La modernité de Clemenceau est présente même là où on ne l’attend pas, car Clemenceau était non seulement un réaliste mais un homme de principes. Malgré les apparences, il ne méconnaissait pas la grandeur de l’Allemagne. Il était sensible à la noble figure de Goethe. Mais il exprimait avant tout le refus d’abaisser la France en-dessous de ce qu’elle avait été.

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Je veux également souligner la modernité de Clemenceau dans deux autres domaines : d’abord ce que nous appelons « le dialogue des civilisations » ou plus exactement « des cultures », et enfin dans sa véritable conception de l’individu, très éloignée de l’hyperindividualisme actuel, culminant au contraire dans un républicanisme civique.


II - Le dialogue des cultures

Son anticolonialisme, à rebours de l’esprit du temps, son rejet de l’idée d’une supériorité de la civilisation occidentale sur les autres, enraciné dans son universalisme républicain et dans sa croyance en l’égalité fondamentale de tous les hommes, son intérêt et même sa fascination pour les civilisations de l’Orient, du Japon, de l’Inde, de la Chine : « Je suis bouddhiste », déclarait-il par boutade. Tout cela fait de Clemenceau un précurseur dans ce qu’on appelle aujourd’hui le dialogue des cultures, en tout cas un homme particulièrement ouvert à l’altérité. Séduit par l’envol du Japon de l’ère Meiji et soucieux, dès avant 1914, de l’intégrer à la vie internationale, Clemenceau en rabattra quelque peu devant les premières manifestations d’un nationalisme nippon plus soucieux d’expansionnisme en Chine que de participation aux responsabilités de la société internationale. Clemenceau ne s’est pas avisé que le mot d’ordre de la Révolution Meiji était « Technologie occidentale, âme japonaise ». Pour autant, fidèle à son « Japon intérieur », Clemenceau n’a jamais cessé de voir dans la capacité de réforme économique et politique du Japon démocratique, la chance d’un « partenariat durable et privilégié pour la France », comme l’a écrit Matthieu Séguéla dans « Clemenceau et la tentation du japon ».

Clemenceau, loin d’être un nationaliste borné – il était au contraire le seul homme politique de son temps à avoir une vision géopolitique aussi large, étendue jusqu’à l’Extrême-Orient –, ne conçoit le patriotisme français qu’au service de l’idéal humain. On sait combien cette conciliation est difficile. « La patrie sans justice, a-t-il dit, au temps de l’affaire Dreyfus, n’est qu’une geôle ». Clemenceau n’aime pas l’impérialisme de Rome. Il met cent fois au-dessus le miracle grec, avec sa culture de la Beauté, son ouverture à l’esprit de libre examen, son invention de la Démocratie. La fin de l’hellénisme antique devant le christianisme a été pour lui une catastrophe de civilisation. « A la vie pour vivre, écrit-il en 1908 dans « Le Grand Pan », va succéder la vie pour mourir ». Phrase digne de Nietzsche. Il ne s’y résout pas. La Révolution française, héritière des Lumières, a, à ses yeux, ranimé la flamme : le bonheur est redevenu depuis lors « une idée neuve en Europe », selon le mot célère de Saint-Just.

Il me semble que Clemenceau n’a pas aperçu d’emblée le ressort moral qui procède du christianisme, et cela à son insu même, car qui croyait davantage que lui en cette valeur chrétienne laïcisée qu’est l’égalité de tous les hommes ? Je dis à son insu, mais il semble bien qu’il ait atténué, à la fin de sa vie, sinon son anticléricalisme du moins son antichristianisme.

A quatre-vingt-cinq ans, Clemenceau entreprend de définir dans « Au soir de la pensée » sa position philosophique. En deux tomes ! Combien d’hommes politiques aujourd’hui seraient-ils capables d’une aussi folle ambition que celle de dire, par rapport à l’état actuel des connaissances, ce qui fonde leur action ? Or, pour qui sait lire, c’est bien l’esprit de libre examen, l’exercice du doute méthodique qui fonde le progrès humain aux yeux de Clemenceau. Il fait un cours d’épistémologie. Cite Rutherford à propos de la structure de l’atome, pressent le quark, un « au-delà de l’au-delà » mais se refuse à figer une fois pour toutes notre représentation du monde.

La Vérité n’est réductible à aucune « loi cosmique », mathématique ou physique. Sa recherche ne peut se confondre avec la vénération d’aucune entité, fût-elle « la déesse Raison ». Clemenceau moque ces républicains de pacotille qui croient à l’idole d’une « déesse au bonnet rouge » : « On avait voulu délivrer le monde. On n’avait pas su se délivrer soi-même des primitives procédures d’intelligence qui avaient immobilisé l’homme dans le culte des entités. »

Clemenceau est vraiment un homme libre en ce qu’il met la liberté de l’esprit au-dessus de toutes les croyances établies. La modernité de Clemenceau est dans sa pensée d’abord, absolument délivrée des dogmes et des révélations.


III – L’individu-citoyen, fondement du républicanisme civique

Il y a donc une puissante logique à ce que Clemenceau déclare mettre l’individu au-dessus de tout mais il le fait dans le débat qui l’oppose aux socialistes sur le « collectivisme ». Le « doute investigateur » est « l’agent primordial de toute compréhension », écrit-il dans « Au soir de la Pensée » : et encore « C’est une redoutable entreprise que de vivre libre, c’est-à-dire en état de se gouverner soi-même, sans entreprendre sur la liberté d’autrui. » Son éloge de l’individu doit être compris par rapport au « collectivisme » auquel il s’oppose mais il me semble que ce serait se méprendre que de faire de Clemenceau le thuriféraire d’un « hyperindividualisme », un disciple de Stirner .

Dans le célèbre débat sur le droit de grève qui l’oppose à Jaurès en 1906, à la tribune de la Chambre des députés, il s’exclame : « C’est notre idéal à nous, magnifier l’homme, la réalité plutôt que le rêve, tandis que vous vous enfermez, et tout l’homme avec vous, dans l’étroit domaine d’un absolutisme collectif anonyme. Nous mettons notre idéal dans la beauté de l’individualisme, dans la splendeur de l’épanouissement de l’individu au sein d’une société qui ne le règle que pour le mieux développer »…

Il poursuit : « Si vous réformez l’individu, si vous vous attachez je ne dis pas uniquement mais principalement à la réforme de la personnalité humaine, l’homme saura trouver de lui-même le cadre d’organisation qui lui convient… »

Il conclut à l’adresse de Jaurès : « Vous avez le pouvoir magique d’évoquer de votre baguette, des palais de féerie. Je suis l’artisan modeste des cathédrales, qui apporte une pierre, obscurément à l’ensemble de l’œuvre, et ne verra jamais le monument qu’il élève. J’ai l’air de rabaisser mon rôle. Dans ma pensée, je le grandis, car vos palais de féerie s’évanouiront en brouillard, au contact des réalités, tandis qu’un jour la grande cathédrale républicaine lancera sa flèche vers les cieux … Vous prétendez fabriquer directement l’avenir. Nous fabriquons, nous, l’homme qui fabriquera l’avenir, et nous accomplissons un prodige beaucoup plus grand que le vôtre ! »

Ainsi, Clemenceau met l’accent sur l’éducation. Il nous fait mieux comprendre, avec le recul, le sens du combat républicain pour la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, pour la liberté de conscience et pour la laïcité. Clemenceau se méfie tout autant de l’omnipotence de l’Etat que de celle de l’Eglise. Il se prononce ainsi, contre Jaurès, pour la liberté d’enseignement et contre le monopole public.

Quand Jaurès monte à la tribune pour lui répondre, il se garde bien de tomber dans le piège que Clemenceau lui tend, et d’opposer, de façon binaire, l’individu et la société : « Toute grande réforme, toute grande œuvre, déclare Jaurès, suppose, en même temps que la foi dans l’individu, la transformation du milieu où il doit agir … Votre doctrine de l’individualisme absolu, votre doctrine qui prétend que la réforme sociale est contenue tout entière dans la réforme morale des individus, c’est laissez moi vous le dire, la négation de tous les vastes mouvements de progrès qui ont déterminé l’Histoire, c’est la négation de la Révolution française elle-même ! »

Jaurès va sans doute un peu loin en confondant l’action collective dont Clemenceau, aussi peu homme de parti fût-il, ne méconnaissait pas la nécessité, et l’organisation collective, souvent caricaturée par Clemenceau en « collectivisme ». Jaurès glisse malicieusement : « En 1894, M. Clemenceau était formellement opposé, en matière d’assurance sociale, à ce que nous appelons obligation. Il me suffit aujourd’hui de constater sa signature en bas de la déclaration gouvernementale qui s’engage à faire aboutir, au Sénat, le projet de loi sur les retraites ouvrières voté par la Chambre, pour savoir que par une évolution tout à fait honorable et heureuse, les idées de M. Clemenceau se sont modifiées. Il accepte maintenant ce principe de l’obligation dans l’assurance sociale, qui n’était alors formulé que par une poignée de militants socialistes. »

Jaurès a raison, en ce qu’il ne prône pas seulement l’action collective mais aussi l’organisation collective au sein de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’Etat social ».

Mais cet « Etat social », fruit des luttes démocratiques et ouvrières du dernier siècle n’est pas le collectivisme, même s’il peut comporter des dérives vers l’assistanat. Pour l’essentiel notre modèle social reste un phare pour le développement de l’Humanité tout entière. Mais ce modèle peut-il survivre aux dérèglements du capitalisme financier mondialisé, si d’une part le citoyen n’est pas conscient de l’équilibre qui doit prévaloir entre les prestations versées et les contributions – cotisations ou impôts – qui les financent et si, d’autre part, un effort de régulation n’est pas mené à l’échelle mondiale pour maîtriser la spéculation ? Il est peu probable qu’un tel effort puisse être mené sans le concours actif des grandes nations et sans la mobilisation consciente des opinions publiques. Clemenceau était trop républicain pour tomber dans le piège de l’idéologie libéral-libertaire qui a frayé le chemin du capitalisme absolu, je veux dire le capitalisme financier mondialisé. Clemenceau était l’ennemi de tous les absolutismes, qu’il prétendent tenir leur pouvoir de Dieu, de la classe, de la race ou d’un Capital délivré du contrôle des peuples et désormais souverain. Clemenceau n’était évidemment pas contre l’organisation collective mais contre l’idée qu’une entité quelconque, baptisée prolétariat ou même République, puisse avoir toujours raison. Clemenceau reproche aux socialistes d’encourager la classe ouvrière à « croire qu’elle ne peut avoir tort et qu’il lui suffit de retourner contre autrui l’oppression dont elle a souffert … Ceux qui agissent contre la classe ouvrière sont ceux qui retardent son éducation. » ou encore « En ne décourageant pas les violents, vous vous plaindrez plus tard des mœurs que vous aurez faites. »

Clemenceau était, en fait, pour la conscience. Peu théoricien, il dessinait par son verbe et dans l’action, les contours d’un républicanisme civique. L’individu qu’il mettait au-dessus de tout dans les joutes oratoires qui l’opposaient aux socialistes était, en fait, le citoyen éclairé et conscient de ses devoirs et nullement l’individu égoïste, esclave des modes et de ses passions. « C’est la grande Révolution qui de l’homme gouverné fera peut-être l’homme se gouvernant » écrit-il dans Au soir de la pensée. Vous entendez le « peut-être » qui reflète moins le « pessimisme de l’intelligence » que « l’optimisme de la volonté » dont témoigne toute une vie vouée à l’action.

Clemenceau avait de qui tenir : de son père il disait « son état naturel était l’indignation ». Le docteur Benjamin Clemenceau n’avait pas attendu Stéphane Hessel ! C’est pourquoi je dis qu’il y avait chez son fils Georges, qui a choisi de reposer à ses côtés dans la terre de Vendée, quelque chose qu’il mettait encore au-dessus de l’individu : le citoyen.

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Que dirait aujourd’hui Clemenceau d’une République où le Parlement ne vote plus le budget que s’il s’inscrit dans la trajectoire fixée par une autorité extérieure ? Pierre Mendès-France, autre radical de bonne souche, a dit, sur ce sujet, des choses très fortes dans son discours du 18 janvier 1957: « L’abolition d’une démocratie peut prendre deux formes : soit le recours à une dictature interne, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une « politique » au sens le plus large du mot, nationale et internationale. »

On ne peut faire parler les morts : je doute cependant que Clemenceau soutienne la thèse de « l’acceptation du joug volontaire, seul à même de nous sauver des cataclysmes » (discours du 17 septembre 1918). Clemenceau ne refuserait sans doute pas l’organisation de l’Europe mais il aurait sans doute veillé à ce que celle-ci ne se fasse pas « au détriment du droit des peuples à une vie indépendante. »

Clemenceau était un individu, au sens plein qu’il donnait à ce mot. C’est ce qui faisait et fait encore son charme. Mais il a été aussi et plus que tout un grand citoyen. Et c’est le grand citoyen qu’il fut qui fait l’unité de la vie de Clemenceau. C’est donc cette leçon de citoyenneté active que je retiendrai dans ma conclusion pour établir la modernité de Clemenceau. Il n’y a pas de doctrine ni de politique qui vaille, en effet, sans que le citoyen n’en soit partie prenante par la pensée. Clemenceau dicte aujourd’hui aux hommes politiques le premier le leurs devoirs : convaincre leurs concitoyens, tout faire pour leur faire partager par la raison et pas seulement par le cœur les vues qu’ils croient justes et les plus conformes à l’intérêt public. Car c’est ainsi seulement qu’on peut faire vivre la République. Bref, il faut y croire !


Rédigé par Jean Pierre Chevenement le Mardi 25 Novembre 2014 à 14:45 | Lu 5440 fois



1.Posté par Francis Saldinari le 26/11/2014 10:57
Admirable synthèse comme d'habitude.
Cependant, je ne suis pas d'accord au sujet des deux grosses "erreurs" du Traité de Versailles et donc implicitement imputables à Clemenceau. Montant des indemnités et responsabilté sont intimement liés, l'Allemagne n'en voulait et derrière elle, l'oligarchie financière des banques allemandes, étasuniénnes et britanniques n'en voulaient pas di il n'y en a pas eut ou si peu.contrairement à 1871 ou l'or de la Banque de France s'envola outre Rhin!
Enfin sur la responsabilité du conflit, je comprends votre soucis d'épargner " le peuple " allemand, vos amis, mais c'est bien l'Allemagne qui est responsable du conflit vouloir faire une dichotomie entre les militaires', les banquiers, le bon peuple et les autres n'aide pas à la compréhension du problème.
Comme Clemenceau l'écrit dans " Grandeurs et misère d'une victoire" l'Allemagne se réarmait en dépit du Traité et faisait fabriquer ces armes en Russie, celle de Staline. L'Allemagne n'avait pas d'argent pour régler ses dettes de guerre et imposait à son peuple et au monde, l'hyper inflation, mais elle avait l'argent pour acheter des armes!
Sur ces deux points vous n'aidez pas l'histoire.

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