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Débat Chevènement-Julliard dans Marianne: "Comment la gauche s'est ralliée au néolibéralisme"


Débat entre Jean-Pierre Chevènement et Jacques Julliard paru dans Marianne n°716, 8 janvier 2010.


Débat Chevènement-Julliard dans Marianne: "Comment la gauche s'est ralliée au néolibéralisme"
Marianne : Vous partagez le constat selon lequel la gauche s’est un compromise avec le néo-libéralisme. De quand datez-vous ce tournant?

Jean-Pierre Chevènement : L’esprit libéral était présent dès l’origine du marché commun, mais à un niveau modéré. Le tournant a été pris en 1984 avec l’acte unique et les 300 directives de déréglementation qui généralisent au niveau de l’Europe continentale ce que Margaret Thatcher et Ronald Reagan avaient instauré en Grande-Bretagne aux États-Unis , comme l’avait très bien expliqué André Gauron, qui était conseiller technique de Pierre Bérégovoy. Le traité de Maastricht a aussi ses règles du jeu fixées par Karl Otto Pôhl, le président de la Bundesbank, comme le reconnaît d’ailleurs Jacques Delors lui-même. Les règles de la monnaie unique ont été fixées dès juin 1989. Le calendrier en a été imposé par François Mitterrand en contrepartie de l’acquiescement à la réunification de l’Allemagne.

Marianne : Dans votre esprit, le tournant libéral de la gauche ne s’effectue donc pas lors de l’adoption du plan de rigueur de 1983 ?

Jean-Pierre Chevènement : Le tournant de 1983 est très important parce qu’il signifie l’abandon de la politique industrielle, l’alignement du Franc sur le Mark, c’est-à-dire la monnaie forte. Or la monnaie forte est totalement contradictoire avec un dessein d’industrialisation ou de développement technologique d’un pays comme le nôtre

Jacques Julliard : L’Allemagne est la preuve du contraire. L’Allemagne est beaucoup plus industrialisée que la France depuis la fin du XIXe siècle ; elle vit sur son tissu de PMI, alors que la France a de grands groupes mais elle n’a pas les PMI équivalentes. Par conséquent, si on voulait muscler le tissu industriel français, on ne pouvait pas le faire avec une monnaie trop forte. Or le choix de 1983 qui prélude quand même à l’acheminement vers l’euro, est celui de la monnaie forte, avec une parenthèse. On dit le franc fort à l’époque.

Jean-Pierre Chevènement : On dit le franc fort, on dira ensuite l’euro qui sera une monnaie forte avec une seule parenthèse, la période 1998-2001 où l’euro ne vaut plus que 82 centimes, le dollar. C’est donc une fenêtre exceptionnelle qui explique la croissance non seulement en France mais dans toute l’Europe à cette période.

Jacques Julliard : A partir de quand peut-on considérer que la gauche s’est mouillée, pour ne pas dire compromise avec le libéralisme ? En vérité, les choses se sont compliquées à partir du moment où le capitalisme lui-même a changé de nature. Et là, je fais un constat qui ne se traduit pas par une date précise, mais par un mouvement, lorsque nous sommes passés d’un capitalisme managérial, comme disait Alain Minc, à un capitalisme patrimonial. C’est à ce moment-là que le compromis social, à la base des Trente glorieuses, qui avait émergé sous le premier de Gaulle, à la Libération et qui s’est poursuivi par ce que Michel Albert appelait le capitalisme rhénan, est devenu impossible. Ce constat est fondamental. On me dit parfois que j’ai changé de position, que je me suis « gauchi ». En réalité, c’est la situation qui a changé. Sous le capitalisme « rhénan », il était possible de concevoir un accord entre les trois principaux acteurs de la société, les entrepreneurs, l’État et les syndicats représentatifs des travailleurs. En France, cet accord se bâtissait au sein du plan. Les travailleurs, pour ne parler que de ceux-là, s’en sont bien trouvés. C’est une période de hausse des salaires, d’amélioration de la situation des travailleurs dans l’entreprise en ce qui concerne les conditions de travail.

Marianne : Quand ce compromis ne fonctionne-t-il plus ?

Jacques Julliard : Je situe le changement durant la décennie 1980-90.

Jean-Pierre Chevènement : Pouvons-nous être plus précis ? La libération des capitaux à l’égard de tous les pays du marché commun mais aussi à l’égard des pays tiers, y compris les paradis fiscaux, apparaît dans l’acte unique. Cette clause est imposée par Margaret Thatcher. Nous avons accepté dans ce traité signé en 1985 et ratifié en 1987 par les socialistes mais aussi par la droite, alors majoritaire, la libération des mouvements de capitaux. Dans le texte de l’acte unique, il était précisé que l’harmonisation fiscale suivrait cette réforme... Cette clause a été rejetée par la suite sous la pression des Allemands. François Mitterrand a accepté qu’il n’y ait pas d’harmonisation fiscale préalable ; je me souviens du Conseil des ministres où cette décision a été prise, j’étais le seul opposant - je n’ai pas démissionné parce qu’on ne peut pas démissionner tous les jours - mais j’ai su que Pierre Bérégovoy lui-même était contre l’acceptation de cette règle de non harmonisation fiscale préalable qui fait qu’aujourd’hui, par exemple, l’Irlande a un taux d’imposition sur les sociétés de 12,5%. Je dirais que la décision initiale a été prise très exactement en 1989 puisque la libération des capitaux intervient le 1er janvier 1990 ; elle introduit une inégalité fondamentale entre le capital et le travail : le capital peut circuler à la vitesse de la lumière, le travail est assigné au local. A partir de ce moment, les fonds de pension, d’investissement et les hedge funds vont s’en donner à cœur joie. Mais le renversement du rapport entre salaires et profits est bien antérieur. Il date de la politique des taux très élevés de Paul Volcker, 1979, et en France du blocage des prix et des salaires en 1982-83. J’ai démissionné en 1983 quand le choix réel a été fait par Mitterrand de ce que Lionel Jospin - alors Premier secrétaire du PS - appelait la « parenthèse libérale ». Une parenthèse qui ne s’est jamais refermée ensuite… Mais, à ce moment-là, toutes les conditions étaient créées pour que nous ne puissions plus faire une dévaluation forte, comme je l’ai préconisée dès 1981. Quand on est dans un gouvernement, on essaie de peser. J’ai démissionné en 1983 car je pensais que le choix effectué était grave et je le craignais irréversible. Il s’est avéré, malheureusement, irréversible.

Jacques Julliard : Je ne poserai pas le problème comme ça parce qu’il ne s’agit pas d’une mécanique inéluctable. Il y a eu toute une période européenne qui a été bénéfique et ça je trouve que vous ne le dites pas dans votre livre et c’est dommage parce que ça permet de mieux comprendre les comportements.

Jean-Pierre Chevènement : La part des salaires dans le revenu national baisse de 10 points dans la décennie 80.

Jacques Julliard : Oui mais vous écrivez aussi dans votre livre que, à un moment donné, les salaires avaient augmenté tellement plus vite que les changes que cette réduction de la part des salaires dans le revenu était inévitable.

Jean-Pierre Chevènement : C’était vrai dans une certaine proportion, de l’ordre de 4 à 5 points, mais la baisse énorme de 10 points marque l’irruption d’un capitalisme financier. Si je suis d’accord avec l’essentiel des 20 thèses développées par Jacques Julliard pour repartir du pied gauche, je diverge avec lui quand il dit que l’Europe est une forfaiture. En fait, les textes fondateurs même sont d’inspiration libérale voire néo-libérale, la réalité qui se développe est conforme aux traités.

Jacques Julliard : Vous avez raison sur les textes, mais vous avez tort sur l’esprit car il ne se situait pas exclusivement dans une optique libérale. Cette période a été très prospère pour le monde entier grâce à la libération des échanges. Le monde non occidental profite énormément de cette libération des échanges. Ce n’est pas pour rien que les Chinois encore aujourd’hui sont partisans de l’OMC. Je ne peux pas me placer exclusivement du point de vue français ni même du point de vue européen. Je pense que cette période a été bénéfique pour le tiers monde qui a connu un essor sans précédent.

Marianne : La période de croissance et de progrès social dure-t-elle jusqu’en 1974 ou jusqu’en 1990 ? Beaucoup de libéraux soulignent comme vous que la libération des échanges avec les pays émergeants permet une sorte de rattrapage entre pays riches et pays pauvres. Mais cette progression de la puissance économique des pays pauvres coïncide avec une formidable progression des inégalités à l’intérieur des pays riches comme des pays pauvres.

Jean-Pierre Chevènement : La période de progrès coïncide avec le capitalisme, capitalisme dit fordisme, managérial. Mais on ne peut pas raisonner comme s’il s’agissait d’une période unique : à partir de 1976 on constate un ralentissement de la croissance partout et notamment en Europe. Le capitalisme financier ne survient qu’ensuite, dans les années 1990.

Jacques Julliard : Il y a bel et bien deux phases comme l’a bien expliqué Alain Minc dans www.capitalisme.fr

Jean-Pierre Chevènement : Je considère que ce compromis social commence à s’effriter à partir de 1974-75. La France compte assez vite un million de chômeurs, 2 en 1983 et ce chômage va venir à l’appoint des politiques de Wolcker pour modifier le partage entre le capital et le travail.

Marianne : Comment expliquez vous l’un et l’autre la dérive néolibérale de la gauche ?

Jacques Julliard : Il y a certainement l’influence des autres pays européens qui étaient d’emblée beaucoup plus libéraux que nous. L’ambiance bruxelloise, européenne pèse sur les socialistes. A partir d’un certain moment, les socialistes, à quelques heureuses exceptions près, sont devenus des dogmatiques d’une doctrine qui n’était pas la leur, celle du libéralisme. J’ai pris conscience de cela trop tard. A partir du moment où l’on constatait cette transformation du capitalisme, les socialistes devaient reprendre à frais nouveaux toute leur analyse. Autre élément, il y a le facteur Mitterrand lui-même. Car Mitterrand s’est converti au marxisme social beaucoup plus qu’au marxisme économique. Autrement dit, il avait compris que la lutte des classes n’était jamais terminée, et que le capital était, plus que le travail, en position agressive. Mais François Mitterrand a fait l’impasse sur cette dimension au nom de l’idée européenne. Il a voulu coller à l’Allemagne, chose qu’on peut comprendre, d’autant plus que la réciproque était un peu vrai, Jean-Pierre Chevènement ne le dit pas assez, du temps de Kohl, la volonté de l’Allemagne de coller à la France était au moins égale à la volonté inverse. C’est d’ailleurs ce qui permettait à l’Europe d’avancer. Pour conclure sur ce point, il me semble que par dessus ces deux explications (l’Europe et Mitterrand) la carence intellectuelle, théorique de la gauche, son incapacité à penser le changement du capitalisme a été la plus déterminante.

Jean-Pierre Chevènement : La gauche n’a pas vraiment livré la bataille pour laquelle nous croyions l’avoir préparée. Après deux années assez aléatoires, 1981-1983, elle s’est ralliée aux politiques de Thatcher, de Reagan et de Kohl. François Mitterrand a justifié cet alignement par une idée : il ne faut pas que la France s’isole de ses partenaires européens. Mitterrand sait qu’il faut ouvrir une perspective, et il réalise, non sans y avoir beaucoup réfléchi, un changement de paradigme comme l’explique Hubert Védrine dans son livre Les mondes de François Mitterrand. Il substitue l’Europe comme perspective politique d’ensemble à la transformation de la société française. Il fait ce que j’appelle un pari pascalien. Pascal est écrit : Dieu est ou n’est pas, nous sommes embarqués, il faut parier et si nous parions qu’il existe, nous ne perdons rien, nous gagnons tout. Mitterrand, lui, fait le pari de l’Europe décrite comme un au-delà des nations et qu’il oppose à la misère des nations au XXe siècle dont témoignent deux guerres mondiales suicidaires. Bref, le pari sur l’Europe nous assure un avenir infiniment meilleur que ce que pourrait nous donner les nations dans leur misère. Mitterrand effectue un choix quasi mystique, téléologique où les fins vont justifier les moyens, et où, si l’Europe souffre, s’est toujours faute d’Europe.

Marianne : Dans le pari pascalien on doit choisir Dieu parce que sinon il n’y a rien. Si l’on applique la métaphore à l’idée européenne, cela signifie que la nation n’est rien…

Jean-Pierre Chevènement : On aboutit en effet à la mise en congé implicite de la nation et on fait comme Pascal, on jette de l’eau bénite, on dit des messes, on met le drapeau européen au fronton des mairies, on chante l’hymne à la joie au congrès de l’association des maires de France et on invente une monnaie qui va permettre aux Européens de payer en euro et on va installer la foi en l’Europe dans la vie. Le ralliement au néo-libéralisme a été habillé par cette mystique européenne sans laquelle on ne comprendrait pas que des socialistes sincères se soient ralliés à cette perspective si contraire à celle pour laquelle nous avions mobilisé depuis le Congrès d’Epinay.

Jacques Julliard : Le socialisme a abandonné l’internationalisme prolétariat et y a substitué une sorte d’internationalisme libéral dont on est obligé de constater qu’il a eu dans un premier temps des effets bénéfiques. Aujourd’hui, l’euro est à revoir à cause de l’élargissement de l’Europe : on est passé d’une Europe franco-allemande dont je maintiens qu’elle était excellente à une Europe à 27. En réalité, c’est moins Mitterrand et Kohl qui ont cédé à Thatcher que l’effondrement des Soviétiques et l’élargissement de l’Europe qui réorientent l’Europe dans des conditions incompatibles avec tout ce qui avait été décidé précédemment.

Jean-Pierre Chevènement : Mais cet élargissement était tout de même prévisible, en 1991-92. La ratification du traité de Maastricht intervient en février 1993. Cette année-là, on ouvre le processus d’élargissement à trois pays : la Pologne, la Hongrie et la Tchéquie sous la pression allemande et anglaise. Les incohérences et les contradictions de l’euro sont aujourd’hui visibles, elles éclatent et compte tenu de la différence des taux d’intérêt auxquels sont contraints d’emprunter les pays de la zone euro, celle-ci ne peut pas survivre. Sauf si on en change complètement.

Jacques Julliard : J’en appelle au Jean-Pierre Chevènement positif de la fin de son livre quand il dit qu’il ne faut pas renoncer à l’euro.

Jean-Pierre Chevènement : Nous sommes embarqués dans un vol auquel je me suis opposé dès le décollage. Mais je ne suis pas de ceux qui proposent de sauter par le hublot de l’avion, autrement dit de sortir de l’euro : j’ai combattu Maastricht mais, en même temps, maintenant que nous y sommes, essayons de nous poser en douceur.

Jacques Julliard : Imaginez ce qu’aurait été la situation de divers pays s’il n’y avait pas eu l’euro, pour faire un peu d’uchronie.

Jean-Pierre Chevènement : Vous parlez de quels pays ? De la Grèce ? De l’Espagne ? Voyez au prix de quels déséquilibres s’est organisée leur intégration !

Jacques Julliard : Ce n’est pas l’euro qui est responsable de la situation grecque.

Jean-Pierre Chevènement : Mais si l’euro n’avait pas permis d’emprunter à un très bas taux pendant longtemps, la Grèce ne serait pas l’état calamiteux où elle est.

Jacques Julliard : Vous êtes pour un euro non laxiste, comme les banquiers allemands !

Jean-Pierre Chevènement : Il faut qu’on trouve un équilibre entre le principe de solidarité et le principe de responsabilité. Je fais trois propositions : doubler le montant du fond de stabilisation ; permettre à la banque centrale européenne de racheter en quantité des titres pour casser la spéculation ; et étudier les conditions dans lesquelles on pourrait lancer des «eurosbonds». Si par ailleurs, il y a une initiative de croissance au niveau européen, je pense, peut-être qu’on pourrait sauver l’euro. Mais l’Allemagne étant hostile à toutes ces propositions, il y a très peu de chances qu’elles se réalisent. Voilà pourquoi je préconise une mise à l’étude d’un plan B, une sortie organisée de l’euro.

Jacques Julliard : La crise a formidablement fait avancer les idées, y compris en Allemagne. Les Allemands ont accepté une intervention de la BCE et, progressivement, l’idée d’un gouvernement économique, même si le mot n’est pas prononcé, a beaucoup avancé.

Marianne : Dans son premier éditorial à Marianne, Jacques Jacques Julliard a rappelé la gauche à être morale. L’avant dernier chapitre du livre de Jean-Pierre Chevènement est un appel républicain. Est-ce que la morale et la République peuvent au fond se rapprocher ?

Jean-Pierre Chevènement : Nous assistons à l’effondrement d’une vision du monde économiciste. Cela est vrai pour le capitalisme financier fondé sur la théorie de Milton Friedman sur l’efficience des marchés ; cela est vrai pour la conception de l’Europe selon Jean Monnet où on mettait de côté les États nations, réduits, je le cite, à un rôle de purs agents d’exécution parce que l’Europe ne pouvait se construire que sur la base de souveraineté nationale marginaliste. Elle ne pouvait accéder à la prospérité que si on en finissait avec les souverainetés nationales. Or, je pense que ces deux visions du monde économiciste ont pris l’eau. Seule la politique peut changer le cours des choses. La gauche ne peut s’en sortir que si elle fait corps avec la nation, si elle lui donne une identité républicaine, progressiste, ouverte, si elle tend la main aux autres nations, si elle redresse l’Europe à travers ses nations, car les nations sont l’énergie de l’idée de droit, le cadre de la démocratie, l’élan, la force qui peut faire de l’Europe une réalité résiliente. Regardez le monde autour de nous : États-Unis, Chine, Inde, Brésil, Vietnam, Iran, Turquie, tous ces pays ont confiance en eux, croient en leur avenir ; nous, nous avons un futur et, pour croire à nouveau dans notre avenir, nous avons besoin de réinvestir la nation, non pas contre l’Europe, mais avec elle car je pense, et là-dessus je ne serai sans doute pas en désaccord avec Jacques Julliard, que l’Europe et les nations vont de pair. La succession de Charlemagne, c’est le partage entre la Francia occidentaliste et la Francia orientaliste et puis on se partagera la Lotharingie. Mais l’histoire, elle, est ensuite celle des nations du concert européen ; on ne peut pas penser l’Europe indépendamment de ses nations. L’Europe n’est pas l’Amérique. Nous sommes une trentaine de peuples qui ne sont pas des colonies britanniques jetées là par l’intolérance ou la misère. Nous venons du fond de l’histoire.

Marianne : On ne peut que constater la faiblesse des réactions du mouvement ouvrier face aux attaques contre les salariés, leurs droits sociaux conquis durant les Trente Glorieuses. La gauche peut-elle exister sans cet appui social ?

Jacques Julliard : Jean-Pierre Chevènement est un homme politique volontariste. Mais il ne faut pas abuser des bonnes choses. J’ai l’impression que vous attribuez à la nation une vertu de capacité de réveil. Votre démarche est sympathique mais je crois qu’elle ne repose pas sur des éléments concrets. C’est votre sacre de Reims, votre fête de la Fédération.

Jean-Pierre Chevènement : C’est aussi la Résistance, le programme de son conseil national.

Jacques Julliard : Mais ça ne suffit pas. Il faut que le peuple soit présent. Si la gauche politique continue d’être en mauvais état, nous assistons à réveil du mouvement social. Je n’ai pas tout approuvé dans les grèves qui ont eu lieu récemment. La question des retraites n’était pas résolue par le gouvernement et le prochain reprendra en partie, même s’il est de gauche, la réforme. On sent bien que désormais, il y a une volonté de ce peuple. La France n’est pas finie, elle a des capacités de rebond. Nos syndicats qui passent pour les plus faibles d’Europe, et ils le sont quantitativement, ont une capacité d’entraînement, de mobilisation, de coagulation autour d’eux que les grandes centrales allemandes, anglaises ou nordiques n’ont pas eue. Il faut faire confiance au mouvement social, je retrouve là l’une des dimensions de la deuxième gauche.

Jean-Pierre Chevènement : Oui, vous avez proposé de réunir d’abord les syndicats pour relancer la dynamique.

Jacques Julliard : Quelle est la richesse de la France ? C’est sa culture, sa société. La politique vient bien après. La gauche ne peut imposer un programme que si elle est appuyée sur un véritable mouvement social. Si elle est simplement appuyée par une victoire électorale numérique, je ne donne pas cher, sinon d’elle-même, du moins de ses idées. La démocratie n’est plus l’apanage des politiques. Nous le vivons tous les jours, à travers Internet, la rue, la vie quotidienne, c’est là-dessus qu’il faut chercher les forces pour rebondir et, à mon avis, ça ne peut se faire qu’au niveau européenne et pas en se resserrant sur le cadre national.

Jean-Pierre Chevènement : Je ne propose pas qu’on se resserre sur le cadre national, je dis qu’il faut partir des briques de base que sont les nations pour redresser l’Europe.

Marianne : Ce que vient de dire Jacques Jacques Julliard sur le mouvement social, la nécessité d’avoir le peuple avec soi, est-ce que ce n’est pas ce que vous vouliez dire quand vous écrivez la gauche française a perdu au début des années 80 une bataille pour laquelle elle s’était préparée mais qu’elle n’a pas livrée ? Pourquoi ? Parce que, peut-être dans les années 80, il n’y a pas eu de mouvement social, contrairement à ce qui s’était passé en 1936.

Jean-Pierre Chevènement : Parce que la conversion libérale à cette époque était plus facile que la conversion républicaine. Il était possible sur la base d’une autre politique de garder la confiance du peuple. Evidemment, on ne peut rien faire sans le peuple mais il ne suffit pas de crier mouvement social !

Jacques Julliard : Pas plus de crier République !

Jean-Pierre Chevènement : Ah mais la République est une exigence, elle permet de définir un intérêt public partagé avec d’autres nations, même. Et par conséquent, elle indique une voie. Et je pense que s’il y a eu un mouvement social à la Libération, c’est le mouvement d’enthousiasme des gens qui retrouvaient la liberté et qui étaient décidés à travailler pour construire un avenir de progrès. Mais, pour nous, la tâche sera rude car l’Europe est prise dans les tenailles du G2 ; d’un côté la Chine, de l’autre les États-Unis. Le yuan et le dollar. Et, par conséquent, il faudra que nous travaillions dur dans le monde qui vient pour maintenir un modèle social qui tienne la route car ce qui m’a beaucoup affecté, quand j’étais ministre de l’Industrie en 1982-83, c’est l’érosion continue de notre base productive. Je ne pense pas qu’on puisse maintenir un modèle social progressiste sur une base productive rétrécie. Je ne suis pas pour la monnaie forte pour cette raison-là.

Propos recueillis par Philippe Cohen et Jean-Dominique Merchet
Nota Bene : la version publiée dans Marianne papier est légèrement réduite

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Source : Marianne2.fr (1ère partie) et Marianne2.fr (2nde partie)


Rédigé par Chevenement.fr le Samedi 8 Janvier 2011 à 09:52 | Lu 4599 fois


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