Carnet de Jean-Pierre Chevènement

Le poisson pourrit par la tête


(A propos de la répression de la contestation de l’existence du génocide arménien)


Retenu à Belfort par les obsèques de Philippe Garot qui fut mon adjoint à la Ville de 1989 à 2007, je ne pourrai intervenir à la tribune du Sénat lundi 23 janvier, comme je me le proposais, pour dire ma ferme opposition au type de proposition de loi que, sous l’impulsion conjointe du Président de la République et du Parti socialiste, on s’apprête à faire voter par la Chambre haute après son adoption par une poignée de députés à l’Assemblée Nationale.

*****

Curieuse conjonction, à moins de trois mois de l’élection présidentielle ! Mais déjà tout est dit : la proposition de loi visant à « réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien » est avant tout une opération de récupération électoraliste. Et cela des deux côtés. J’ai le plus grand respect pour la mémoire douloureuse du peuple arménien, mais croit-on en servir la cause en ajoutant, loi mémorielle après loi mémorielle, un texte liberticide et anticonstitutionnel, grave atteinte à la liberté de recherche des historiens mais d’abord à la liberté tout court, c’est-à-dire à la République elle-même ? Il n’est un mystère pour personne que les auteurs directs et indirects de ces lois mémorielles visent d’abord à capter les suffrages des minorités qui ont gardé dans leur mémoire la souffrance de leurs aïeux.

Mais que restera-t-il alors de l’Histoire de France si elle se réduit peu à peu, par l’intervention d’un législateur incontinent, à n’être plus bientôt que la marquetterie de mémoires particulières ?

Jusqu’où la décomposition de ce qui nous unissait : la France et la République n’ira-t-elle donc pas ? C’est sur leur cadavre que prospèrent les communautarismes aujourd’hui florissants.

La sagesse eût été de favoriser la recherche et d’abord entre Turcs et Arméniens d’une reconnaissance des massacres de 1915, à la fois de l’intention politique qui y a présidé et du contexte de la Première guerre mondiale qui les a permis. Est-ce le rôle du Parlement français de s’ingérer dans l’écriture de l’Histoire, fût-ce de peuples qui nous sont proches ? Cela ne peut se faire qu’au mépris des intérêts et de la vocation de la France.

La mémoire des peuples est chose délicate et il est imprudent de vouloir s’y immiscer. Cela est d’autant plus vrai que la Turquie est un grand pays « émergent », héritier d’une civilisation prestigieuse, dont le rôle au XXIe siècle sera essentiel au Proche et Moyen-Orient, en Asie Centrale et bien sûr en Méditerranée.

Quelle méconnaissance de l’Histoire en train de se faire ! Un proverbe chinois dit que le poisson pourrit par la tête. Ainsi en va-t-il de notre pauvre France dont l’intérêt national est le dernier souci de ceux qui la dirigent ou prétendent la diriger. Quelle diplomatie un tel pays, mis en coupe réglée par les communautarismes, peut-il encore conduire ?

Je proteste contre ce texte qui porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire. Le législateur n’a qualité que pour fixer les règles concernant la détermination des crimes et délits et les peines qui leur sont applicables. La Constitution ne lui donne pas le pouvoir de prononcer l’équivalent d’une condamnation sur des faits qui se sont produits il y a bientôt un siècle, sur un territoire étranger, sans qu’on connaisse ni victimes ni auteurs français.

De la même manière la proposition de loi porte atteinte au principe fondateur de la liberté d’expression et ce, tout particulièrement dans le domaine de la recherche historique. Si nos dirigeants étaient encore des républicains, ils se souviendraient que la vérité est assez grande pour se défendre toute seule, que Clemenceau, Zola, Jaurès n’ont eu recours qu’à des arguments pour faire innocenter Dreyfus devant la justice de la République. Les lois qui visent à judiciariser l’espace public constituent une gangrène qui permet à une multitude d’associations plus ou moins instrumentées de restreindre le champ de la liberté d’expression. Cette gangrène, s’il n’est pas mis un terme à cette dérive, se retournera un jour contre la France et contre la République. La Vendée, la colonisation, et pourquoi pas la Croisade des Albigeois ? fourniront le terrain de guerres mémorielles que seule saurait prévenir une recherche historique exigeante.

*****

Ceux qui courent après les quelques centaines de milliers de voix que peuvent leur apporter telle ou telle communauté n’oublient qu’une chose : il y a encore dans le peuple français des républicains (par exemple les 1,5 millions d’électeurs qui s’étaient portés sur ma candidature en 2002) qui, sous une forme ou sous une autre, exprimeront leur refus de voir ainsi s’abîmer la République.


Rédigé par Jean Pierre Chevenement le Dimanche 22 Janvier 2012 à 14:43 | Lu 5489 fois



1.Posté par Bruno Manouélian le 22/01/2012 15:00
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Monsieur Chevènement,

Vous sûtes, il y a longtemps, à Oran, faire preuve d 'un courage physique et intellectuel d'une toute autre nature.

Le temps passe. On ne devrait pas vieillir.

2.Posté par François RACINE le 22/01/2012 15:23
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i[«jadis tout le monde était fou», diront les plus malins, en clignant de l'œil.
On sera malin, on saura tout ce qui s'est passé jadis; ainsi l'on aura de quoi se gausser sans fin […]
On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit; mais on révèrera la santé.
«Nous avons inventé le bonheur», diront les Derniers Hommes, en clignant de l'œil.]i

Nitzsche : Ainsi parlait Zaratoustra, cité par Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Tel, Gallimard, p. 211.

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